De la nécessité de vibrer au diapason à nouveau

Les salles sont rouvertes, les jauges de spectateurs plus grandes, les artistes plus nombreux sur scène… Les arts vivants font leur grande rentrée ! On se croirait (presque) avant la pandémie ! Interprètes et public vont pouvoir se retrouver, partager un moment suspendu dans le temps et recréer ce lien si privilégié qui s’incarne seulement par la présence, en danse comme en théâtre.
Conversation croisée avec la metteuse en scène Edith Patenaude et le chorégraphe et interprète Sébastien Provencher, qu’on retrouvera sur scène cet automne et avec qui on évoque cette rentrée si spéciale, mais non moins excitante.
« Il y a énormément de shows sur la ligne de départ, les artistes n’ont pas arrêté de travailler, ils attendent juste de pouvoir retrouver le public », se réjouit la metteuse en scène Edith Patenaude. De son côté, elle espère pouvoir dévoiler Les sorcières de Salem en novembre prochain au théâtre Denise-Pelletier, pièce qui devait initialement être diffusée en mars 2020. « Je ne peux plus imaginer mille scénarios pour le même spectacle, je préfère travailler sur le plan initial en me mettant un peu la tête dans le sable », exprime-t-elle.
Même constat du côté de Sébastien Provencher, qui présentera What Will Come avec Julia B. Laperrière en décembre prochain à Tangente. « Je pense qu’il faut un peu lâcher prise, on verra au jour le jour et on s’adaptera s’il le faut », ajoute-t-il.
En effet, depuis plus d’un an et demi, les deux créateurs ont dû digérer plusieurs annulations, reports et reports de reports de leurs spectacles. Aujourd’hui, avec la réouverture des salles, de nombreuses créations trépignent de vivre sur scène et cela crée des offres pour les artistes, qui doivent parfois accepter à la dernière minute.
« Beaucoup de monde quitte des projets parce que ce n’est pas compatible avec leur horaire dans d’autres productions. Ça fait partie des aléas de la pandémie, on apprend la souplesse », explique Mme Patenaude.
La plupart des artistes, pour pouvoir subvenir à leurs besoins, travaillent en effet sur plusieurs pièces et avec différentes compagnies en même temps, tant en théâtre qu’en danse. Une difficulté supplémentaire dans une période où « une équipe stable », « une bulle » permet l’allégement des mesures sanitaires.
« C’est un peu irréaliste », se désole Sébastien Provencher.
En plus de la façon de travailler, la pandémie a façonné différemment les programmations, en privilégiant depuis le printemps dernier des créations en solo, en duos ou en très petit groupe pour avoir plus de liberté, notamment dans le contact entre les interprètes.
Il y a énormément de shows sur la ligne de départ, les artistes n’ont pas arrêté de travailler
Des choix artistiques qui sont plus faciles à faire lors d’une nouvelle création, selon Edith Patenaude. « Ce n’est pas une croix à faire sur une décision qui t’était chère et que tu avais mûrie depuis des années », explique la metteuse en scène, qui signe à l’automne Rose et la machine au théâtre Jean-Duceppe, un spectacle documentaire incarné par un duo.
« Il n’y a eu aucun compromis puisque le sujet ne se prête pas à ce que les comédiens et comédiennes se touchent », ajoute-t-elle. Cependant, Edith Patenaude explique que sa pièce Les sorcières de Salem n’est ni imaginée ni conçue en distanciation.
« On parle d’oppression, de violence, ça se touche abondamment. Si on doit vivre avec de nouvelles réalités scéniques, je ne sais pas ce que je ferai », livre-t-elle.
D’après la créatrice, il est important de savoir s’adapter en tant qu’artiste, mais il y a tout de même des limites. « Ce qui est douloureux, et là où on ne devrait pas aller selon moi, c’est quand on marche sur notre intégrité artistique pour faire entrer un show dans les contraintes imposées. Il faut être sûr qu’on reste en accord avec ce qu’on propose, que ça crée du sens », pense Mme Patenaude.
« On veut sauver nos métiers »
Les deux artistes constatent aussi que la pandémie a modelé quelque peu leur façon de créer. Sébastien Provencher, par exemple, a adapté sa pièce Children of Chemistry en ajoutant des danseurs, mais en travaillant sur la disposition géographique.
Pour garder la distance entre les interprètes, cette dernière sera présentée à travers les vitrines du 2.22 fin septembre, une réadaptation pour le chorégraphe.
« C’est sûr que ça formate un peu notre travail, mais j’essaye de voir ça comme des étapes de recherche: ce n’est pas grave, on creusera et on changera la structure et les possibilités plus tard », explique-t-il.
Sébastien Provencher a aussi expérimenté le numérique au printemps pour garder un certain contact avec le public. « Le numérique compense et heureusement qu’on l’a eu, tout de même ! » exprime-t-il. De plus, ce virage numérique permettra, d’après Mme Patenaude, un meilleur archivage dans le futur, un élément « positif » dans toute cette crise.
« C’est bien aussi que la télévision ait pris en charge la diffusion d’œuvres. Ça permet une meilleure démocratisation de l’accès aux arts vivants, mais aussi la découvrabilité des œuvres. J’espère que ça va rester », raconte-t-elle.
Elle pense cependant que les œuvres numériques,bien qu’elles vont durer dans le temps, prendront de moins en moins de place.
« Bien que la création d’un objet numérique soit intéressante, ça reste très dispendieux. Ultimement, voir sur un écran, ce n’est pas ça, les arts vivants », affirme-t-elle.
Même discours du côté de Sébastien Provencher, qui espère que les fonds mis en place pour des projets numériques pourront se retrouver dans des projets scéniques plus tard. « On a besoin de moyens pour faire vivre nos œuvres sur scène », justifie-t-il. De plus, le numérique « ne remplacera jamais la scène ».
« C’est incomparable ! L’œuvre prend vie au contact avec le public », déclare Sébastien Provencher. Edith Patenaude ajoute qu’une telle rencontre est « essentielle » pour les arts vivants.
Loin de l’inquiétude
C’est donc avec soulagement et enthousiasme que les deux artistes s’apprêtent à retrouver le public, loin de l’inquiétude qu’ils ont pu ressentir au début de la pandémie.
« Au moment où les rencontres humaines n’étaient plus possibles, j’ai eu peur… Est-ce que nos arts vont mourir ? Je crois fondamentalement aux arts vivants, ils trouvent toujours une manière d’exister, mais quand même… conclut Edith Patenaude. Si on choisit les arts vivants, c’est qu’on désire des corps dans un même espace, qui partagent les mêmes énergies et vibrent au même diapason. »