Anne-Élisabeth Bossé a l’impression que sa vie tient avec du «duct tape» (mais elle sait en rire)

Dans les jours suivant sa carte blanche à Juste pour rire présentée en 2019 à Wilfrid-Pelletier, Anne-Élisabeth Bossé flotte sur un nuage. Elle avait déjà reçu des propositions de producteurs décelant dans son redoutable instinct comique le potentiel d’un spectacle d’humour, mais avait toujours poliment décliné les offres. Puis Encore, une boîte qui travaille notamment avec Martin Matte, Marc Messier et Arnaud Soly, lui passe un coup de fil.
« Ils ont eu énormément de timing, parce que lorsqu’ils m’ont appelée, c’était au surlendemain de ma carte blanche, les critiques [positives] étaient sorties, et après avoir été très stressée, j’étais un peu grisée. Je n’ai pas pris le temps de réfléchir et j’ai dit oui, on le fait. Il y a au moins 95 % d’insouciance dans mon affaire », se souvient en riant et en plein soleil l’actrice, jointe par visioconférence sur son balcon montréalais, alors qu’elle venait de débuter le rodage de ce premier solo comique, Jalouse.
95 % d’insouciance ? Il y a aussi, dans le projet de ce spectacle, une part de retour à ses rêves de gamine et à son désir d’étudier à l’École nationale de l’humour. « Enfant, j’avais une grande soif de LOL. J’adorais Martin Matte, je le trouvais formidable. J’adorais Lise Dion aussi. J’écoutais tous les stand-up à la télé. » Un chemin dont la détourne sa découverte au secondaire du théâtre, alors que l’ensorcelle la musique du langage touffu des Précieuses ridicules.
Ce dont je parle dans le spectacle, c’est plus large que la carrière. Moi, j’ai de la misère à être une adulte. Je cherche souvent à bien vivre. [...] et je me demande comment ça, je n’en prends pas, moi aussi, des belles photos sur un "paddle board" ? Je suis très sensible aux réseaux sociaux.
« Puis au Conservatoire [d’art dramatique de Montréal], j’ai capoté sur des choses très sérieuses comme Racine. J’ai adoré faire des vers. Mais c’est comme si l’humour m’avait toujours un peu pourchassée », dit celle qui s’est beaucoup illustrée sur les patinoires d’impro et dont une des premières apparitions marquantes au cinéma, dans Les amours imaginaires de Xavier Dolan, révélait une comédienne jamais aussi efficace qu’au confluent du drame et du rire.
Si elle précise que Jalouse, dont l’homme de théâtre Frédéric Blanchette signe la mise en scène, n’a rien du début d’une carrière d’humoriste, sa tonalité principale sera néanmoins comique, bien que sans la pression que s’imposent beaucoup d’artisans du stand-up de provoquer l’hilarité toutes les 30 secondes. Une part de vulnérabilité accompagne bien sûr l’acte de parler pour la première fois en son propre nom, sans quatrième mur — celle que l’on surnomme Annéli a coécrit son texte avec Blanchette et l’humoriste Suzie Bouchard. « Au théâtre, il y a moyen de se détacher. Une mauvaise critique, ça fait mal, mais ça ne s’adresse pas exactement à nous. Là, mon cœur est plus à découvert. »
Maudite jalousie
De quoi Anne-Élisabeth Bossé peut-elle bien être jalouse, serait-il tentant de demander à celle qui tiendra le rôle principal de la série Plan B cet automne à la télévision de ICI Radio-Canada, qui figure parmi les collaboratrices chouchous de l’émission Véronique et les fantastiques à Rouge, et qui foulait le tapis rouge cannois en 2019 pour La femme de mon frère de Monia Chokri ? Ce serait évidemment sous-estimer l’universalité de cette trop humaine propension à mesurer son bonheur à l’aune de la réussite des autres.
« Quand notre assiette est pleine, on a moins tendance à regarder l’assiette de l’autre que lorsqu’elle est vide, reconnaît-elle d’emblée. Mais ce dont je parle dans le spectacle, c’est plus large que la carrière. Moi, j’ai de la misère à être une adulte. Je cherche souvent à bien vivre. Je regarde des actrices plus jeunes que moi qui ont deux, trois duplex, qui les ont rénovés. Moi, rénover, c’est une catastrophe assurée. J’ai de la misère à conduire une voiture ! Mes finances, je trouve ça ben compliqué. J’ai l’impression que ma vie tient avec du duct tape et je me demande comment ça, je n’en prends pas, moi aussi, des belles photos sur un paddle board ? Je suis très sensible aux réseaux sociaux. »
Le journaliste évoque sa propre jalousie d’avoir récemment observé par la lorgnette d’Instagram ses amis faire les fous au Festif de Baie-Saint-Paul, pendant qu’il poirotait chez lui. « Moi, ça m’a fait ça avec les îles de la Madeleine. Je n’ai pas trouvé de place pour y aller et j’ai eu l’impression d’avoir raté mon été. Déjà, quand il fait beau et que je ne sors pas, je me sens coupable. Je retourne tout contre moi. »
Pour Anne-Élisabeth Bossé, 37 ans, l’enfance n’aura pas été cette période bénie d’insouciance que décrivent tant de chansons. « S’insécuriser en regardant les autres, c’est une des émotions négatives que j’ai ressenties le plus tôt dans la vie. Je n’étais pas une enfant libre qui invente des jeux. Déjà à cinq ans, j’étais toute mêlée. J’étais très anxieuse, je me demandais toujours si je faisais la bonne affaire. Ça m’a polluée et ça me pollue encore. […] J’essaie dans le spectacle de nous faire prendre conscience du fait que c’est une maladie, la jalousie, et que ce n’est pas totalement de notre faute. On vit dans un système qui va toujours bénéficier de cette compétition-là. »
La vraie nature d’Annéli
D’une polyvalence exceptionnelle, Anne-Élisabeth Bossé est de celles qui savent naviguer avec élégance entre le plus niché et le plus populaire. Mais qui est la vraie Annéli lui lance-t-on. Celle de Sylvie rencontre, sublime parodie de télé communautaire qui compte toujours parmi les plus suaves moments des Appendices, ou celle qui coanimait jusqu’à tout récemment la matinale de Rouge ?
« T’as pas l’impression qu’elle est partout ? » répond-elle, gentiment exaspérée par le binarisme de laquestion. « J’adore être dans les Appendices, comme j’ai adoré ça parler avec ces hommes et ces femmes qui appelaient à Rouge et qui m’ont inspiré des passages du spectacle. Je ne pose aucun jugement sur les projets qui rejoignent le plus grand nombre et je me méfie des gens qui, par plaisir aristocratique, snobent ce qui a du succès. Je ne supporte pas ces gens. Je ne les veux pas dans ma vie. »
Mais ne craint-elle pas parfois de se dénaturer, en acceptant un mandat ou un autre ? « Mais se dénaturer, ça veut dire quoi ? Les gens, de l’extérieur, sont ben bons pour décider qu’à leurs yeux, on aurait dû rester dans l’idée qu’ils se faisaient de nous. Et c’est encore vivre dans le regard des autres, se soucier de ça. »
La jalousie, on y revient. Comment en guérir ? « En faisait de ses faiblesses une force. Ç’a tellement été rabâché, mais c’est quand même vrai. Il faut sortir de la honte, se pardonner, s’aimer et en parler. C’est là qu’on se rend compte qu’on est tous pareils. De toute façon, c’est tellement plus intéressant de parler de ces choses-là que de ses grands succès. »