Comment raconter Lac-Mégantic

Les Hardings. Une tragédie annoncée. La dernière nuit. Depuis 2018, les productions culturelles racontant la tragédie de Lac-Mégantic se multiplient — au théâtre, en essai, en documentaire ou en bande dessinée. Voilà que sont annoncées deux séries télévisées (documentaire et fiction) et une autre bande dessinée. Quels sont les défis de passer du témoignage à l’œuvre, de la parole des survivants à celle des créateurs ?
« La plaie s’ouvre dès qu’on effleure la blessure, il faut vraiment que notre production apporte quelque chose de plus à la communauté. Il faut aussi que ce soit fait sans voyeurisme et avec le plus grand respect », explique Anne-Marie Saint-Cerny, l’autrice de l’essai Mégantic. Une tragédie annoncée, publié chez Écosociété en 2018.
Au moment où Le Devoir l’a contactée, elle était en route vers Lac-Mégantic afin d’assister, pour la huitième année, aux commémorations de la tragédie ferroviaire du 6 juillet 2013, qui a coûté la vie à 47 personnes et a détruit le centre-ville de cette municipalité de l’Estrie. Lors de cette énième visite, elle annoncera aux Méganticois les derniers détails d’un nouveau projet sur lequel elle travaille avec Christian Quesnel : une bande dessinée, qui sera publiée fin août.
« Le plus dur, ç’a été de trouver le ton le plus juste possible, autant dans les mots que dans les dessins, confie Christian Quesnel. Ça doit être fait avec pudeur, avec une certaine retenue, ce type de sujet. »
Parler d’un traumatisme qu’on n’a pas vécu réclame de la délicatesse, selon Anne-Martine Parent, professeure à l’Université du Québec à Chicoutimi, spécialisée en Littérature et Trauma. « Il peut y avoir un phénomène d’appropriation de la douleur des autres, [dans le fait] de parler à leur place. Ou d’être un peu à côté, ce qui fait que les gens qui l’ont vécu ne se reconnaissent pas dans le récit », nomme-t-elle. Tout en reconnaissant le risque équivalent « d’adopter aussi un point de vue moral, comme si on disait qu’il y a une bonne et une mauvaise manière de représenter. »
Bien consciente de cet enjeu, Mme Saint-Cerny dit avoir été poussée à continuer ses recherches par les résidents de Lac-Mégantic, qui voulaient aussi connaître « le fin fond de l’histoire ». Son livre n’aurait d’ailleurs jamais vu le jour sans leur accord et leur soutien, dit-elle.
Faire le récit d’une catastrophe aide-t-il à guérir ? « Ça dépend, vraiment, répond Anne-Martine Parent. Ce qui fait un traumatisme, c’est ce côté où ça excède : un événement qui sort de nos paramètres de compréhension habituels. Et comme ça excède ce qu’on est capable de saisir, c’est tout un défi d’en faire un récit », explique la professeure. « Passer d’un événement qui est un choc à une narration avec un début, un milieu, une progression, une fin, ça peut prendre du temps avant d’être capable de le faire. Et tout le monde n’en est pas capable. »
« En mettant en récit, on peut donner du sens à cette chose traumatique, poursuit-elle. Mais en écrivant dessus, on y replonge. Ce n’est pas clair si c’est réparateur ou non. Ça dépend des individus. »
Mais quelle que soit la forme du projet culturel, il faut avant tout vouloir faire avancer la vérité, expliquer les événements et adoucir les souffrances des familles des victimes en se mettant à leur place, souligne Anne-Marie Saint-Cerny. « Si on ne répond pas à ces critères-là, il ne faut pas aller de l’avant selon moi. »
Le temps qu’il fautavant de le dire
Le projet de série documentaire du réalisateur Philippe Falardeau — produit par Trio Orange —, qui se base sur le livre de l’essayiste, a aussi fait l’objet de nombreuses réflexions en ce sens. « Doit-on aller dans la fiction ? Est-ce trop tôt pour le faire ? On s’est dit que oui et on s’est entendus sur un format de série documentaire », raconte-t-elle assurant d’ailleurs que le projet a aussi eu l’aval des Méganticois et qu’il apportera encore plus d’informations que son livre.
Comment savoir s’il est temps d’en parler ? La question trottait aussi dans la tête de Marie Eve Lacas, journaliste-illustratrice de la bande dessinée Lac-Mégantic. La dernière nuit, publiée sur le site de Radio-Canada l’an dernier. « Plus tôt, ça aurait été trop tôt, estime-t-elle. Je suis allée chaque année sur le terrain, et la première fois qu’on a senti que certains allaient un petit peu mieux, c’était au bout de cinq ans. Avant ça, la douleur était aussi intense que la première journée. »
Le moment opportun s’est plutôt présenté naturellement lorsqu’elle et ses collègues ont compris que certains proches des victimes commençaient à oublier des bouts de l’histoire, à cause du traumatisme créé. « On s’est dit qu’il fallait faire ce projet-là, pour eux. […] C’était notre devoir de mémoire. »
Pour chaque survivant, le délai avant de pouvoir se raconter ou réentendre sa propre histoire dans les mots d’un autre est infiniment variable. « C’est du cas par cas », répète Mme Parent. « Certains doivent parler tout de suite, d’autres n’en seront jamais capables. »