Le Cirque du Soleil entre confiance et prudence

C’est avec confiance, mais prudence, que le Cirque du Soleil se relève de ses déboires financiers. Il misera au départ sur des valeurs sûres et compte lancer de nouveaux projets dans un horizon de deux ans, selon son président-directeur général, Daniel Lamarre.
À peine les billets étaient-ils mis en vente pour les spectacles Mystère et O, de retour à Las Vegas dès le début juillet, que l’engouement se faisait sentir, estime M. Lamarre. Les chiffres préliminaires indiquent que les salles seront pleines — dans le contexte où il n’y aura pas de restrictions quant à la taille des foules dans la capitale mondiale du divertissement.
« Las Vegas, c’est 50 % des profits du Cirque. Si ça va bien de ce côté-là, en quelques mois, on peut rétablir une solidité financière », affirme M. Lamarre, qui se dit réconforté de constater la force tenace de la marque du Cirque du Soleil.
Les spectacles qui font la renommée de l’entreprise multinationale reprendront graduellement partout dans le monde, suivant l’évolution de la situation vaccinale. Il y avait 44 spectacles en cours au moment où la pandémie a forcé l’annulation de presque tout pendant plus de 400 jours, entraînant la mise à pied de 95 % du personnel. Le président-directeur général, qui est à la tête du Cirque du Soleil depuis 20 ans, est optimiste. L’entreprise a frôlé la faillite et a été rachetée par ses créanciers, mais M. Lamarre constate que les nouveaux propriétaires, menés par la firme d’investissement torontoise Catalyst Capital Group, ont foi en son avenir.
Carl Simard, président de la société de gestion de portefeuille Medici, estime aussi que les conditions sont gagnantes pour une relance du Cirque. Selon lui, en effaçant sa dette et en y investissant 375 millions de dollars supplémentaires, les nouveaux propriétaires démontrent qu’ils ont les reins solides. « Pour eux, la valeur de l’entreprise est autour de 1,2 milliard et là, avec les investisseurs qui se sont ajoutés, la valeur de l’entreprise a été protégée », indique quant à lui Daniel Lamarre.
Mais il faut y aller une étape à la fois, selon M. Simard, qui estime que la structure financière était inadéquate sous les précédents propriétaires, qui se seraient beaucoup trop endettés pour acquérir l’entreprise et la faire croître de façon « effrénée ». « Avant de penser innovation et croissance, il faut ouvrir les spectacles, un à la fois, faire de l’argent, payer les employés, créer de la richesse, dit-il. Ça peut prendre encore quelques années. »
Une croissance plus modérée
Mais qu’en est-il de l’innovation et de la créativité qui forment, de l’avis général, l’ADN du Cirque du Soleil depuis sa fondation à Baie-Saint-Paul en 1984 ?
Yasmine Khalil avait jusqu’en novembre dernier un poste de direction « extraordinaire » qui consistait à développer de nouveaux projets portant la marque du Cirque du Soleil. Événements spéciaux, spectacles en croisières, films, le Cirque du Soleil s’est aventuré dans plusieurs directions. « À l’époque, l’intention des propriétaires et de la direction était de se diversifier, d’amener cette marque exceptionnelle connue pour ses spectacles et de l’amener dans d’autres carrés de sable, explique celle qui a travaillé pour le Cirque du Soleil pendant 25 ans. Une des activités auxquelles je croyais beaucoup, c’était les centres d’activités participatives, éducatives et actives pour les enfants et les familles dans les centres commerciaux à travers le monde. Ça devait ouvrir incessamment à Toronto. On a dû arrêter, et je ne suis pas certaine que cette activité va reprendre un jour. »
Mme Khalil a quitté son emploi, constatant que le retour de tels projets « repoussant les limites » du Cirque ne ferait pas partie des plans à court ou à moyen terme. « Ramener les spectacles existants, ça ne faisait pas partie de mes intérêts », souligne-t-elle.
Selon elle, l’équilibre entre le côté affaires et le côté créatif a toujours été un élément clé de la réussite du Cirque. Le public exige que le Cirque le surprenne avec des nouveautés, comme il l’a fait depuis plus de 40 ans, croit-elle. La prise de risques serait donc non seulement inévitable, mais essentielle.
Daniel Lamarre est tout à fait d’accord : le Cirque du Soleil doit demeurer un laboratoire de création. La crise née de la pandémie lui a toutefois appris qu’il fallait être plus « discipliné ». On peut donc s’attendre à une diminution du nombre de nouveaux spectacles.
« Si on diminue le rythme de développement de nouveaux spectacles, ça nous permettra de créer davantage l’événement chaque fois. Quand on lance un nouveau spectacle dans le Vieux-Port de Montréal, par exemple, les promoteurs du monde entier nous regardent et nous parlent », souligne le dirigeant du Cirque.
« Ça va être bien accueilli par nos équipes, qui pourront mettre plus de ressources, plus de temps pour le développement de chaque nouveau projet », ajoute-t-il.
Un public exigeant
M. Lamarre a aussi appris que le Cirque ne pouvait pas « mettre son nom sur tout », comme en témoigne l’échec du spectacle R.U.N., à Las Vegas, qui a été annulé après quatre mois, engloutissant « beaucoup d’argent ». « C’était un bon show, mais quand le public vient voir un spectacle du Cirque, il s’attend à voir des acrobaties… Il a des attentes spécifiques », affirme-t-il.
Par ailleurs, le Cirque concentrera ses efforts d’innovation sur les plateformes de diffusion numériques et dans les technologies d’avant-garde du spectacle vivant, selon M. Lamarre.
Le professeur en management Yan Cimon, de l’Université Laval, estime qu’une prise de risque créative peut être compatible avec la rentabilité. « Il y a beaucoup d’artistes qui offrent des expériences innovantes, qui commencent à gagner de l’attraction. Un certain public demande des formats moins traditionnels, avec plus de proximité, de rétroaction et d’engagement du spectateur. Ramener des spectacles existants, ça peut représenter des gains à court terme, mais à long terme, on risque de se placer en queue de peloton pour acquérir du nouveau public », souligne M. Cimon.
Pour pouvoir innover, un élément fondamental sera d’attirer les penseurs créatifs de la communauté circassienne, selon le professeur de l’Université Concordia et de l’École nationale du cirque Louis Patrick Leroux. « Le Cirque a perdu des gens extraordinaires, souligne-t-il. Certains ont lancé leurs propres projets. Il faudra faire preuve de leadership et les convaincre de revenir. »