Projet de loi C-10: le combat s’annonce long

Une analyse juridique présentée vendredi confirmant que C-10 ne restreint pas la liberté d’expression et une motion unanime de l’Assemblée nationale en appui au projet de loi libéral n’y font rien : les conservateurs voient toujours le risque d’une tyrannie dans une réglementation qui s’appliquerait aux algorithmes de YouTube.
Sur un petit podium dans une salle d’un hôtel d’Ottawa, le chef conservateur Erin O’Toole s’est présenté jeudi devant les journalistes flanqué du slogan « Agir pour la liberté d’expression ». Sa demande : que le gouvernement Trudeau annule son très cher projet de loi C-10. Le texte propose de réglementer les géants du Web au même titre que les télédiffuseurs, mais les conservateurs le perçoivent plutôt comme une attaque envers les droits fondamentaux des internautes.
Au même moment, ailleurs à Ottawa, des fonctionnaires du ministère de la Justice terminaient une nouvelle analyse exigée par le comité parlementaire chargé d’étudier le projet de loi. Leur conclusion : la liberté d’expression n’est pas mise en péril par C-10, même dans sa version modifiée pour y inclure les plateformes comme YouTube. Ni cette analyse, ni les appels de groupes du secteur culturel, ni une motion unanime à l’Assemblée nationale du Québec en appui à C-10 n’ont changé la position du Parti conservateur. Ce dernier est toujours outré par le retrait d’un paragraphe, lors de l’étude du projet de loi en comité parlementaire il y a trois semaines, qui précisait que la loi ne s’appliquerait pas aux émissions téléversées sur les médias sociaux.
Depuis, les discussions sont pratiquement au neutre au Comité permanent du patrimoine canadien, où l’opposition est majoritaire. Vendredi, l’absence du ministre fédéral de la Justice a monopolisé une heure d’intenses débats. Sa présence aux côtés de son collègue du Patrimoine, Steven Guilbeault, était une condition pour le déblocage des travaux. Une seconde invitation a été envoyée au ministre David Lametti, dont le bureau soutient que ce n’est pas son travail de répondre aux questions dans des dossiers menés par d’autres ministres du gouvernement.
Une exemption trop large
Lors de la séance tendue, le ministre Steven Guilbeault a esquissé une réponse au député conservateur québécois Alain Rayes qui souhaitait savoir pourquoi une version initiale du projet de loi contenait une exemption pour les utilisateurs des réseaux sociaux, ce qui figurait à l’article 4.1 supprimé. « La première version que le comité a reçue du projet de loi C-10 représentait à ce moment-là notre meilleure interprétation de ce que cette modernisation de la loi devait être, a dit le ministre.
De nombreux intervenants nous ont dit [que] l’article 4.1 crée une exemption qui est trop large, et ferait en sorte que la loi ne s’appliquerait pas à une entreprise comme YouTube, qui est pourtant devenue le plus grand diffuseur de musique au Canada. »
Le gouvernement Trudeau aurait pu faire adopter sans problème une législation sur les télédiffuseurs en ligne comme Netflix ou Disney+ s’il n’avait pas ambitionné en cours de route d’y inclure les autres réseaux sociaux tels que YouTube, estime le député Alain Rayes. En entrevue au Devoir, l’élu conservateur de la région de Victoriaville réfute l’idée qu’il existe un consensus québécois contre la position de son parti sur C-10. « J’ai rarement été interpellé par autant de gens à mon bureau que dans cet enjeu-là, par des citoyens qui sont inquiets. […] Ces gens-là ont le droit d’avoir une voix au Parlement. »
Il ne se formalise pas de la motion unanime de l’Assemblée nationale en appui au projet de loi fédéral, puisqu’elle ne mentionnait que la culture québécoise, dont il assure être l’allié. Il demeure convaincu que le premier ministre François Legault serait d’accord avec sa position « qu’on devrait protéger la liberté d’expression ». « Dans ma circonscription, j’ai deux jeunes qui sont suivis par plus de 500 000 personnes sur YouTube. Ils produisent leur propre contenu, ils vivent de ça. Ils ne sont représentés par aucun des organismes que le ministre nous nomme sans arrêt. »
Dérives
De quoi les conservateurs sont-ils inquiets ? Le ministre répète que les partages des simples internautes ne sont pas visés par C-10. Le texte précise ne s’appliquer qu’aux entreprises de transmission sur Internet. L’avis juridique présenté vendredi confirme que les « utilisateurs non affiliés » aux plateformes ne sont pas visés. Les libéraux entendent même proposer des amendements pour préciser ce que le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) demanderait aux plateformes : une transparence quant aux revenus, un partage de ces revenus et une meilleure mise en valeur du contenu canadien.
J’ai rarement été interpellé par autant de gens à mon bureau que dans cet enjeu-là, par des citoyens qui sont inquiets. […] Ces gens-là ont le droit d’avoir une voix au Parlement.
Selon Alain Rayes, le CRTC pourrait abuser de son pouvoir en interprétant la future loi de manière à restreindre les discours des internautes influents, voire des politiciens. De plus, le contenu canadien peut difficilement être défini, fait-il valoir. En légiférant sur les algorithmes des réseaux sociaux pour améliorer la « découvrabilité » du contenu canadien, les experts universitaires qu’il consulte croient que cela ouvrirait « une brèche » pour d’éventuelles dérives autocratiques.
Plus de pouvoirs
« Déjà que le CRTC est critiqué pour l’utilisation de ses pouvoirs dans certains cas. Donc on lui donne encore plus de pouvoirs, sur lesquels il va décider dans neuf mois ce qu’il va faire avec. Et nous, à ce moment-là, on n’aura plus notre mot à dire. »
Le projet de loi C-10 pourrait ne jamais voir le jour si des élections venaient à être déclenchées avant son adoption, conséquence l’obstruction au comité parlementaire où M. Rayes a monopolisé le micro durant plus de 43 minutes la semaine dernière. « Je n’ai aucun malaise, quand je me couche le soir, d’avoir défendu la liberté d’expression, et d’avoir aidé la culture », soutient l’élu. Surtout, il insiste pour dire qu’il n’induit pas la population en erreur, comme l’ont accusé tour à tour le ministre Guilbeault et le premier ministre en Chambre, avant de se rétracter.