Le langage des signes de la chorale JOKER

Joane Hétu estime qu’il convient d’aborder Les lucioles non pas comme un album, mais plutôt comme l’enregistrement d’une œuvre de théâtre sonore et musical.
Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Joane Hétu estime qu’il convient d’aborder Les lucioles non pas comme un album, mais plutôt comme l’enregistrement d’une œuvre de théâtre sonore et musical.

« L’été, j’habite en campagne, et les lucioles, ça fait longtemps qu’elles me fascinent, avec leurs petites lumières qui apparaissent et disparaissent », raconte la compositrice Joane Hétu, qui lance le second chapitre de ce qui est probablement la plus audacieuse proposition de sa carrière, déjà jalonnée d’audaces : Les lucioles, allégorie autour de la lueur d’espoir jaillissant de nos ténèbres composée avec ses collègues Danielle Palardy Roger et Jean Derome, et interprétée par la chorale bruitiste JOKER. Une œuvre complexe mais ludique qui offre une expérience d’écoute hors de l’ordinaire.

Vingt musiciens forment la chorale JOKER : dix-sept interprètes et improvisateurs dirigés par trois chefs de chœur, qui portent également le chapeau d’interprète, ce qui ajoute une couche de complexité à l’interprétation de l’œuvre, explique Joane Hétu, fondatrice (en 1991) et directrice de DAME (Distribution Ambiances magnétiques et cetera), diffuseur historique de la musique actuelle québécoise.

Les lucioles lance
le second chapitre de ce qui est probable-ment la plus audacieuse proposition
de la carrière
de Joane Hétu, déjà jalonnée d’audaces

 

« Diriger et interpréter en même temps, c’est un très grand défi, et c’est ce qui m’intéresse dans la musique actuelle : cette idée démocratique où tu peux être à la fois compositeur, chef d’orchestre, improvisateur ou interprète, c’est très égalitaire. » La présentation des Lucioles avait un second degré de difficulté : « C’était la première fois que je faisais ça, proposer une œuvre de 70 minutes, jouée par des musiciens qui n’ont pas de partitions et qui doivent suivre les indications du chef d’orchestre. »

La partition des Lucioles existe pourtant, mais ce sont les chefs qui lalisent. Et elle est transcrite en signes— un code visuel, des gestes que lance le chef à ses interprètes, qui maîtrisent le langage. Cette manière de diriger une chorale est empruntée au compositeur et chef d’orchestre américain Walter Thompson, inventeur du « sound painting », une méthode où le chef d’orchestre, le « peintre sonore », signale à son orchestre les sons qu’il désire entendre pour construire son œuvre. La chorale JOKER a même créé son propre vocabulaire gestuel : il comporte 80 signes, mais seulement une trentaine est nécessaire pour jouer Les lucioles.

Les interprètes chantent, bien sûr, mais crient aussi, ricanent, font des bruits avec leurs bouches, clament aussi ces haïkus qui, dès le premier tableau, représentent la lumière se frayant un chemin dans l’obscurité. À certains égards, Les lucioles rappelle l’œuvre chorale du compositeur hongrois György Ligeti (Lux aeterna, 1961).

Diriger et interpréter en même temps, c’est un très grand défi, et c’est ce qui m’intéresse dans la musique actuelle : cette idée démocratique où tu peux être à la fois compositeur, chef d’orchestre, improvisateur ou interprète, c’est très égalitaire

 

Joane Hétu

 

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Présenté en primeur au Festivalinternational de musique actuelle de Victoriaville en 2019, Les lucioles a été repris par la chorale JOKER au Gesù le 5 mars 2020, représentation enregistrée que l’on découvre aujourd’hui et qui, on le conçoit, est aussi stimulante pour les tympans que pour les rétines, la performance en direct comportant une dimension physique, théâtrale.L’œuvre d’Hétu-Derome-Palardy Roger a aussi une trame narrative : « J’invite les gens dans une salle pour écouter une chorale qui improvise, or j’ai toujours cru qu’il me fallait un fil conducteur, une histoire, dans le projet JOKER », explique Joane Hétu.

« Pour Les lucioles, on a travaillé sur le thème de l’émergence de la lumière à travers l’obscurité » au fil de six tableaux composés à six mains, celles des deux chefs d’orchestre attitrés de l’Ensemble Supermusique, Danielle Palardy Roger et Joane Hétu, et du chef invité, Jean Derome. « Danielle s’est occupée de l’obscurité ; c’est elle qui a composé les deux tableaux, très différents du reste de l’œuvre. »

Ainsi, il convient d’aborder Les lucioles non pas comme un album, mais plutôt comme l’enregistrement d’une œuvre de théâtre sonore et musical, concède Joane Hétu. Elle ose la comparaison avec les enregistrements d’opéras, qui sont aussi des objets théâtraux autant que musicaux : « On ne voit plus les chanteurs, les costumes, les décors, mais on peut suivre l’histoire quand même », d’autant que le livret détaillé des Lucioles fournit à l’auditeur quelques clés pour comprendre le récit.

 
 

Les lucioles

Chorale JOKER Ambiances magnétiques 2019

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