Nos archives à la dérive

Devant la catastrophe appréhendée du côté des archives des Sulpiciens, le Québec apparaît en déficit de politique nationale cohérente en la matière, affirment de concert les spécialistes.
Photo: Guillaume Levasseur Le Devoir Devant la catastrophe appréhendée du côté des archives des Sulpiciens, le Québec apparaît en déficit de politique nationale cohérente en la matière, affirment de concert les spécialistes.

Une politique nationale des archives fait défaut au Québec alors que plusieurs spécialistes se questionnent quant à l’intérêt réel de la ministre de la Culture et des Communications pour la préservation des documents sur lesquels s’appuie l’histoire nationale.

Devant la catastrophe appréhendée du côté des archives des Sulpiciens, le Québec apparaît en déficit de politique nationale cohérente en la matière, affirment de concert les spécialistes. « Il faut une stratégie nationale » pour les archives, soutient Frédéric Giuliano, le président de l’Association des archivistes du Québec (AAQ). Et pour lui, le temps presse. Il constate que les traces de l’histoire du Québec, pour peu qu’on continue de la sorte, vont s’effriter en lambeaux sous nos yeux.

On n’imagine guère les richesses historiques qui sont à se délabrer, faute d’attention et de moyens, estime le président de l’AAQ. « On n’a pas idée des richesses qui dorment là-dedans. Certains documents n’ont pas été consultés depuis des centaines d’années. Ces fonds d’archives sont étudiés pour l’instant au maximum à 10 ou 15 %. Pour l’Église, c’est sûrement le moindre de leurs soucis. Et il ne faudrait pas beaucoup d’étapes, dans certains cas, pour que ces documents quittent le Québec. »

Une loi dépassée

 

« La Loi sur les archives est complètement dépassée », constate le président de l’association des archivistes. Le cœur de cette législation date de 1986, une époque où ne battait même pas « l’idée de gestion des documents électroniques », explique M. Giuliano.

Plusieurs tentatives pour parler à la ministre de la Culture en titre se sont soldées par des échecs, déplore le président de l’AAQ de même que plusieurs piliers de ce milieu. « Les tentatives de parler à la ministre ont été nombreuses. On reçoit toujours des réponses laconiques. » Il en tire un constat sans appel : un manque d’intérêt.

Encore pire

 

En 2018, la Société d’histoire de la Rivière-du-Nord (SHRN) lançait, en étroite collaboration avec plusieurs autres centres d’archives du Québec, un véritable cri d’alarme, plaidant pour l’urgence d’assurer le maintien et la protection, dans leur milieu, des archives québécoises, lesquelles étaient jugées en très piteux état. La démarche de ces centres d’archives avait été appuyée notamment par le scénariste Gilles Desjardins, auteur des téléséries Les Pays d’en haut et Musée Éden, dont une large partie du travail se fonde sur une fréquentation assidue des fonds d’archives.

Deux ans plus tard, explique Linda Rivest, directrice de la SHRN et trésorière du Regroupement des services d’archives du Québec (RSAQ), la situation ne s’est absolument pas améliorée. Plusieurs centres sont toujours laissés à eux-mêmes, avec des capacités de fonctionnement quasi nulles. Au Québec, en moyenne, les 41 centres d’archives agréés reçoivent un maximum de 38 000 $ chacun par année pour fonctionner, dit-elle. Pas même assez pour payer le matériel, le loyer et du personnel qualifié. « Ce sont des grenailles qui ne règlent absolument rien » qu’on consacre à la préservation des traces de notre histoire, constate Mme Rivest.

Le problème est-il bien compris en haut lieu ? La directrice de la SHRN ne le croit pas. « On a beau essayer de rencontrer la ministre, on n’y arrive jamais. […] On se dit qu’elle a peu d’intérêt pour les archives. » Vouloir résoudre de tels problèmes au cas par cas est insensé, observe du même souffle la directrice. « Ça n’a pas d’allure. Il faut avoir une politique. Non seulement les centres d’archives ne sont pas soutenus, constate-t-elle tout comme ses pairs, mais le problème qui jaillit sur la place publique avec le cas des Sulpiciens risque de se reproduire à plus large échelle, dans d’autres communautés religieuses. »

La passion populaire suscitée par le mauvais sort fait aux archives des Sulpiciens ne tient pas pour autant à rien. Les Sulpiciens ont congédié tout le personnel spécialisé alors que leurs archives comptent parmi les plus importantes au Canada. Cette triste histoire annonce un raz-de-marée, croit M. Giuliano, le président de l’Association des archivistes. Il constate que les Sulpiciens constituent « un cas parmi je ne sais combien de centres d’archives qui, eux non plus, n’ont aucun soutien professionnel. Si ça continue ainsi, ces centres vont être amenés à prendre des décisions en sens contraire de l’esprit de la loi » et de l’intérêt des Québécois.

Même son de cloche chez David Bureau, président du Regroupement des archivistes religieux (RAR). M. Bureau ne veut pas jouer au prophète de malheur, mais il rappelle que, dès 2016, une consultation des différentes communautés religieuses concluait qu’au moins une douzaine, d’ici 10 ans seulement, allait se retrouver sans aucune capacité pour conserver et diffuser adéquatement leurs archives. Qu’arrivera-t-il bientôt des très riches archives des Dominicains ?

Plusieurs communautés religieuses risquent de voir leurs archives connaître de graves problèmes si rien n’est fait globalement, expliquait dans un entretien au Devoir la présidente de la Société canadienne d’histoire de l’Église catholique (SCHEC), Mme Mélanie Lanouette.

Le temps presse

 

Au cours de cinq minutes de conversation accordées au Devoir par la ministre de la Culture et des Communications à la suite de révélations faites au sujet des Sulpiciens, Nathalie Roy refusait d’emblée de considérer le problème globalement. « Un cas à la fois », s’est-elle empressée de répondre en repoussant pareille mise en perspective. Frédéric Giuliano, au nom de l’Association des archivistes, plaide tout le contraire : « Il faut une stratégie nationale ! » Selon lui, Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) devrait être au cœur de cette stratégie. Or, regrette-t-il, l’État n’a cessé, depuis plusieurs années, d’amputer ce phare de la culture. « BAnQ ne jouit pas de suffisamment de pouvoirs ni du mordant pour intervenir ». On en est au point, poursuit-il, où même les différents ministères ne versent même pas correctement aux archives leurs documents, comme cela devrait être fait dans l’intérêt du public.

Depuis plusieurs années, à Montréal seulement, une vingtaine de communautés religieuses tentent d’obtenir des locaux pour réunir des fonds d’archives à travers lesquels défile, de diverses manières, une large partie de l’histoire de la société québécoise et canadienne. Simon Bissonnette, directeur général de la fondation Archives et patrimoine religieux du Grand Montréal a fait le récit au Devoir, il y a quelques jours, de tentatives avortées pour localiser les collections d’une vingtaine de ces communautés religieuses.

Le ministère de la Culture et des Communications ne possède toujours pas d’information sur l’état de plusieurs de ces fonds d’archives, pas plus d’ailleurs qu’il n’en possède sur les immeubles patrimoniaux qu’il a lui-même classés en principe pour les protéger. Au sujet du patrimoine bâti, le rapport accablant de la vérificatrice générale déposé en juin dernier soulignait un manque de vision, une stratégie inadéquate et une absence de leadership du ministère de la Culture en matière de préservation du patrimoine des Québécois. La ministre en titre s’était empressée d’acquiescer devant ce constat implacable : « C’est un bulletin avec un gros E dessus », avait répété Nathalie Roy, tout en renvoyant tout de suite la balle aux gouvernements précédents et en s’en lavant les mains.

Or de l’avis des spécialistes des archives consultés par Le Devoir, le constat est encore bien pire de ce côté : l’attention portée à la montagne de documents sur lesquels repose pourtant l’histoire du pays s’avère dans un très triste état.

Manque d’intérêt

Dans un communiqué officiel diffusé le 25 août, le cabinet de la ministre de la Culture et des Communications, Nathalie Roy, rappelait que, pour protéger les archives des Sulpiciens, elle entendait officialiser la protection de ce patrimoine qui touche aux origines du Québec et du Canada en manifestant une intention de classement. Chemin faisant, la chargée de communication de son cabinet, Mme Geneviève Gouin, indiquait au Devoir qu’il y avait déjà eu en 2002, sous un règne politique précédent, une demande de classement pour ces biens inestimables qui avait fini par être rejetée en 2012. « Il serait intéressant de connaître les raisons qui ont motivé ce refus », a indiqué au Devoir la chargée de communication. Pour David Bureau, le président du Regroupement des archivistes religieux (RAR), l’important se situe de toute façon ailleurs. Selon lui, ce classement réalisé en catastrophe ne règle absolument pas le problème. « On va mettre les archives des Sulpiciens sous les verrous, sous une cloche de verre. Le vrai problème est que les Sulpiciens ont mis tout le monde dehors et qu’il n’y a plus personne pour s’occuper de ces archives. »

« C’est beau de manifester son intention de “classer”, mais ce qui nous inquiète est qu’il faut des professionnels pour s’occuper de ces documents, pour les rendre accessibles, pour en assurer la préservation et les faire connaître », explique Karine Foisy, présidente du Réseau des services des archives du Québec. « Il faut trouver une solution d’ensemble. La ministre devrait travailler à mettre en place une structure solide. On lui a envoyé une lettre, mais on n’a pas vu de volonté de discuter avec nous. »

Les archives, poursuit la présidente du Réseau des services des archives du Québec, c’est « se donner les moyens, en tant que société, de protéger notre culture et notre histoire. Comme société, il faut qu’on se donne ces moyens. C’est primordial ».

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