Se dissocier du silence

Rapidement, les dénonciations d'inconduite sexuelle se sont étendues au milieu de la télévision, du cinéma, de la littérature, de l’humour, des arts visuels, des influenceurs, à tout le milieu culturel québécois.
Photo: Getty Images/iStockphoto Rapidement, les dénonciations d'inconduite sexuelle se sont étendues au milieu de la télévision, du cinéma, de la littérature, de l’humour, des arts visuels, des influenceurs, à tout le milieu culturel québécois.

Les dénonciations ont commencé par viser des créateurs du Web québécois des années 2010, des artisans du milieu du tatouage, de la musique. Puis, elles se sont étendues au milieu de la télévision, du cinéma, de la littérature, de l’humour, des arts visuels, des influenceurs.

Et tout au long de ces quatre dernières semaines, les titres se sont enchaînés.

 

Visé par des allégations d’inconduites, un tel a été « largué » par son agence. Un tel autre « largué » par son groupe. Une telle autre « larguée » par ses commanditaires. Largué largué largué.

Mais si, de l’extérieur, les titres peuvent donner une impression d’instantanéité, la réalité de l’intérieur est plus complexe, affirme Frédérique Gaudet. « Personne ne s’en est lavé les mains. On ne s’est pas dissociés, OK parfait, merci bonsoir, next », confie la directrice de l’agence Le Slingshot.

Spécialisée dans le marketing d’influence, cette boîte née en 2015 a coupé les liens avec trois créateurs de contenu depuis que ce qui est désormais connu sous le nom de la troisième vague — après agressions non dénoncées et #MoiAussi — a frappé le Québec.

Le 9 juillet, sur son compte Instagram, Le Slingshot a annoncé s’être dissociée des youtubeurs Kévin Marquis et Stéphane Pelichet. Puis, le 15 juillet, sur la même plateforme, l’agence confirmait avoir rompu son lien d’affaires avec Jean-Michel Gagné, mieux connu sous le nom de Jemcee.

Frédérique Gaudet remarque qu’il ne s’est pas écoulé beaucoup de temps entre la publication des allégations et celle de ces décisions. Néanmoins, confie-t-elle, certains ont affirmé que l’agence qui représente des personnalités du Web spécialisées en humour, en beauté et en lifestyle, telles Vanessa Duchel, Gabrielle Marion et Cynthia Dulude, avait agi « trop lentement ». « Et par “lent”, je veux dire quelques jours. »

Avec son équipe, la directrice a organisé une rencontre avec tous les créateurs. « On leur a dit : si c’était vous, est-ce que vous auriez aimé qu’on prenne le temps, qu’on s’assoie, qu’on se rencontre, qu’on vous explique pourquoi on se dissocie ? Si ça arrivait à votre chum, à votre père, à votre frère, aimeriez-vous qu’il y ait une forme de soutien un peu plus humaine plutôt que de juste jeter une collaboration par la fenêtre ? »

À l’avenir, je n’aurai pas peur de poser des questions, de mettre mes limites

 

Certes, avec l’instantanéité des réseaux sociaux, quarante-huit heures peuvent sembler comme une éternité. Mais les gens visés par des allégations ont « droit à une certaine confidentialité », peu importe leur degré de célébrité, dit-elle. « Plusieurs dénonciations sont des dénonciations anonymes, ils ne savent pas d’où ça vient, ils sont eux-mêmes vraiment — on va le dire — en détresse, explique celle qui est en poste depuis le mois de mars. C’est une vague énorme qui fait beaucoup de dommages collatéraux. Et ce n’est pas parce qu’on n’étale pas sur Instagram toutes nos actions qu’elles n’existent pas. »

Une culture du silence

 

Interrogée sur les allégations à l’encontre des youtubeurs dont Le SlingShot s’est dissociée, la directrice des ressources humaines Dominique Boyer assure qu’il n’y a pas eu « d’intervention » ni « de comportements nécessairement condamnables à ce point par le passé ».

Reste que, depuis quatre semaines, une phrase revient souvent, et elle est appliquée à une multitude de cas médiatisés : « Tout le monde savait. » Mais à quel point ?

Lorsque Denise Bombardier l’a affirmé à propos de Gabriel Matzneff, que « tout le monde savait », c’était vrai et clair. L’écrivain français se vantait pendant des années d’entretenir « des relations » avec des adolescentes sur les plateaux de télé, applaudi et encouragé par Bernard Pivot. Il étalait ses abus sur des enfants étrangers dans ses écrits et ses journaux, encensé par son cercle d’amis, défendu par Beigbeder.

« It takes a village of bastards to make a Weinstein », comme le dit le journaliste Robert Evans. Ça prend une bande de salauds pour en créer un autre.

Dans certains cas, des salauds qui protègent. Comme pour le producteur hollywoodien, comme pour Jeffrey Epstein.

 

Dans d’autres situations, c’est plus discret. Quand des échos sont démentis par des supérieurs, par exemple. Quand ils sont étouffés.

Marc Cassivi en faisait état dans une chronique intitulée Les Trois Petits Singes, dans laquelle il racontait s’être enquis en 2017, auprès de l’étiquette de disque Dare to Care, d’allégations d’inconduite concernant Bernard Adamus. « J’ai reçu un appel courroucé du patron de la boîte, qui m’accusait de m’abaisser à du journalisme de caniveau. Il m’a dit qu’Adamus n’avait rien à se reprocher, et lui non plus du reste. Que tout ça, c’étaient des ragots. »

Et pourtant, le mois dernier, l’agence a coupé les liens d’affaires avec le musicien. Reconnaissant avoir été au courant des allégations, le fondateur de Dare to Care, Eli Bissonnette s’est ensuite retiré de ses fonctions. Plusieurs artistes se sont alors dissociés de lui. Ses employés aussi.

Relationniste de presse chez Dare to Care, Justine A.-Lebrun en fait partie. Elle se souvient d’avoir commencé dans le milieu « avec un regard frais ». Comme d’autres, elle avait « entendu des rumeurs ».

Comme à tant d’autres, des supérieurs l’ont assurée qu’il ne s’agissait que de ça. De rumeurs.

De réaliser la réalité au fil du temps aura été douloureux. « Ça m’a absolument secouée, raconte Justine. Plusieurs des victimes sont mes amies, des femmes que je connais. Quand j’ai vu que ça a commencé à me toucher professionnellement… C’est sûr que c’était difficile. On a choisi cette carrière parce qu’on est passionné, parce que notre travail, c’est notre vie. Et on se rend compte… pas qu’on y a participé, mais qu’on aurait peut-être dû agir plus tôt, poser plus de questions. »

La relationniste de presse ajoute qu’elle a « bien du mal à mettre le blâme sur tous ses supérieurs ou ses autres collègues ». « L’industrie entretenait une culture du silence. Comme on ne se parlait pas entre nous, on n’échangeait pas d’informations, on ne voyait pas l’ampleur du problème dans lequel on était plongés. »

Tandis que les dénonciations — d’abus de pouvoir, d’agressions sexuelles, de harcèlement — continuent de survenir, plusieurs se demandent comment réagir ? À quelle vitesse ? Leur fonction doit-elle changer ? Frédérique Gaudet assure qu’elle ne « suivra pas les créateurs dans des bars » pour les surveiller. Mais elle promet de leur expliquer « qu’avec de grands pouvoirs viennent de grandes responsabilités ».

« À l’avenir, je n’aurai pas peur de poser des questions, de mettre mes limites, confie quant à elle Justine A.-Lebrun. Ce n’est pas le milieu entier qui est pourri. Il y a encore de bonnes personnes qui en font partie. »

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