Portrait du virus en ennemi

«La métaphore guerrière préexiste dans le langage médical. Son expansion dans un cas de pandémie est somme toute parfaitement logique», estime Sylvie Vandaele.
Photo: Moises Castillo Associated Press «La métaphore guerrière préexiste dans le langage médical. Son expansion dans un cas de pandémie est somme toute parfaitement logique», estime Sylvie Vandaele.

Sylvie Vandaele, docteure en pharmacologie, enseigne au Département de linguistique et de traduction de l’Université de Montréal, où elle coordonne les secteurs biomédicaux, scientifiques et techniques. Propos recueillis par écrit par Stéphane Baillargeon.

Beaucoup de dirigeants, dont Donald Trump, Xi Jinping et Emmanuel Macron ont utilisé des références militaires et guerrières pour décrire la pandémie et ses effets. Êtes-vous étonnée par ces métaphores, et certains mots de ce vocabulaire armé vous ont-ils plus surpris ?

Je ne suis pas du tout étonnée de l’usage de la métaphore guerrière. Elle existe déjà dans le discours médical habituel en anglais, en français et même en mandarin, mais dans certaines limites. Ainsi, on parle « d’arsenal thérapeutique », de « lutte contre le cancer », ou du « combat contre la maladie », etc. La maladie ou le virus constitue « l’ennemi ».

Toutefois, c’est l’usage rhétorique qui est fait de cette métaphore qui doit être analysé dans le discours des dirigeants. Trump, par exemple, se déclare président en temps de guerre (wartime president) et parle de « sacrifice pour le bien de la nation ». Macron « déclare la guerre », mais dit aussi que ces mesures n’ont jamais été prises en temps de paix (encore le « en même temps » ?). Quant au président chinois, il reste cohérent avec son système politique et proclame la « victoire populaire » sur le virus. Ce ne sont que quelques exemples.

L’expression de la métaphore est reprise dans une rhétorique politique qui dépasse de beaucoup la conceptualisation de la maladie habituelle et qui est cohérente avec les contextes locaux.

Bien d’autres maladies ont engendré ce genre de métaphorisation. Comment expliquez-vous cette perspective récurrente ?

Tout comme un ennemi qui menace un territoire et la vie de ceux qui l’occupent, la maladie menace la vie de celui qu’elle « envahit ». Le linguiste George Lakoff — dont je m’inspire beaucoup dans mes travaux — explique que notre manière de nous exprimer dans une langue-culture repose essentiellement sur des « métaphores conceptuelles », c’est-à-dire des manières de conceptualiser le monde qui s’expriment dans notre langage. Ici, la correspondance est évidente : maladie = l’ennemi ; territoire = l’individu, et par extension (métonymique), la nation.

L’apport fondamental de Lakoff est d’avoir souligné que nous utilisons tous les jours des métaphores dont nous ne sommes même plus conscients, car elles sont l’essence même de notre rapport à la réalité. Nous ne voyons la réalité qu’à travers le filtre de nos modes de conceptualisation, qui sont étroitement liés à nos cultures. À la base, la métaphore conceptuelle n’est pas un outil rhétorique, elle est notre vision du monde. Mais quand on l’exploite d’une certaine manière, alors elle devient explicite, elle « enfle », en quelque sorte, elle est un outil de rhétorique, voire de manipulation.

La position théorique de Lakoff constitue un grand pas comparativement aux visions de la métaphore réduite à un outil simplement stylistique, d’enjolivement littéraire, ou de pure rhétorique. Il s’en distingue d’ailleurs en plaçant la « métaphore conceptuelle » sur le plan de la pensée, comparativement aux « expressions métaphoriques », qui se situent sur le plan du discours et de la langue.

Quelles sont les conséquences réelles ou symboliques de ce langage guerrier ?

Les conséquences de ce langage guerrier dépendent des intentions de celui qui l’exploite. Les dirigeants se servent de la métaphore pour faire passer ou justifier leurs politiques, pour le meilleur et pour le pire. Mais pas seulement : c’est avec une métaphore guerrière que le Pr Raoult, en France, a justifié le fait de ne pas avoir fait d’essais cliniques canoniques pour tester l’hydroxychloroquine. C’est la guerre, donc il y a urgence, donc on ne suit plus les normes scientifiques ou les règles.

Il est très difficile de prévoir les effets de manière universelle : tout va dépendre du contexte local, de la manière dont la métaphore guerrière va être employée. Mais bien sûr que cela peut donner lieu à des dérives : guerre = urgence = mesures de guerre : lesquelles ? Surveillance, justification de politiques outrageusement restrictives… du côté négatif ; mobilisation des sociétés, solidarité, abandon de l’individualisme, voire actes héroïques… du côté positif.

Ce vocabulaire est-il employé à l’université, en sciences ? Sinon, lequel préférez-vous ?

La métaphore guerrière préexiste dans le langage médical. Son expansion dans un cas de pandémie est somme toute parfaitement logique.

 

On a remis en cause, il y a quelque temps, la métaphore du combat pour certaines maladies : par exemple, dire qu’un malade « a perdu son long combat contre le cancer » tend à être perçu par certains comme démobilisant, péjoratif. Le malade meurt parce qu’il a échoué. En parallèle, on dit de plus en plus que l’on « vit avec le diabète, le cancer, l’infection par le VIH », etc. : la maladie n’empêche plus de vivre, elle demande de s’adapter. Dans le même ordre d’idées, on entend les épidémiologistes dire : « il va falloir apprendre à vivre avec le virus ». C’est une autre rhétorique, sans doute plus douce, qui va peut-être aider les gens à accepter les mesures de précaution. Pour « vivre avec le virus », faute de « l’éradiquer » ou d’être vacciné contre lui (ce qui serait « gagner la guerre contre le virus »), il va falloir accepter de s’en protéger en changeant certaines de nos habitudes.

Les limites de la métaphore guerrière sont peut-être touchées lorsque l’on voit des réactions émotives contre les mesures de confinement, vécues comme un emprisonnement (Trump : « Liberate Virginia ! »).

L’appel à la solidarité, à mon avis, devrait être privilégié pour favoriser l’acceptation de certaines mesures certes rebutantes, mais nécessaires (le port du masque, par exemple). La métaphore guerrière mobilise les « troupes », mais elle est sans aucun doute anxiogène.

Il y a d’autres métaphores qui sont mobilisées : par exemple, celle qui consiste à attribuer au virus un certain degré d’intentionnalité ou de volonté. Ce sont aussi des métaphores qui existent dans le discours habituel de la biologie, et il faut parfois s’en méfier.

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