Le savant et le politique

La crise du coronavirus a exposé les rapports complexes entre la médecine scientifique et le pouvoir politique.
Photo: Arun Sankar Agence France-Presse La crise du coronavirus a exposé les rapports complexes entre la médecine scientifique et le pouvoir politique.

Chaque épidémie, chaque tragédie, chaque crise peut engendrer son vocabulaire propre, voire ses modes de communication. Le Devoir vous propose de réfléchir aux « covidiomes », les mots de l’actuelle pandémie. Aujourd’hui : comment les spécialistes et les élus parlent de la crise.

D’« anosmie » à « zoonose », il en est sorti, du vocabulaire spécialisé, des laboratoires vers le grand public depuis le début de cette pandémie causée par le SRAS-CoV-2, à l’origine d’une pneumonie atypique émergente.

Le badaud de base comprend (ou croit comprendre) des termes comme « coronavirus », « tests sérologiques », « écouvillon », « plasma de convalescent », « présymptomatique » ou « supercontaminateur ». Le plus assidu sait prononcer et épeler « hydroxychloroquine ». Tous peuvent probablement reconnaître la belle image de la boule grise hérissée de pics rouges représentant le virion.

Albert Camus disait que mal nommer les choses ajoute au malheur au monde. Alors ce qui s’énonce clairement doit aider — ou au moins ne pas nuire — quand il s’agit de bien concevoir une crise mondiale.

« Pour un chercheur s’intéressant au volet social de la science, c’est fascinant de constater à quel point la politique a laissé la place à la science », dit le philosophe François Claveau, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en épistémologie pratique de l’Université de Sherbrooke. « Les élus ont laissé les scientifiques parler. François Legault a été emblématique dans ce contexte. La Santé publique est devenue décisionnelle. »

Le vocabulaire technoscientifique s’est répandu partout, dans la population, sur les réseaux sociaux, dans les médias. Avec son collègue Jean-Hugues Roy, du Département de communications de l’UQAM, François Claveau constitue un corpus pour mieux comprendre la représentation de la science dans les médias francophones canadiens, anciens et nouveaux, au temps de la COVID-19. Il la compare avec la situation un an plus tôt. Les résultats préliminaires permettent déjà de constater qu’un reportage sur cinq de l’échantillon traitant du sujet est en fait un reportage sportif.

L’épistémologie pour tous

Le message a porté ses fruits puisque la population a suivi les consignes de confinement et de distanciation sociale (« Il faut aplanir la courbe ! »). Quand les directives changeaient (par exemple sur le port du masque), les plus indulgents comprenaient le tâtonnement de la science en train de se faire, à chaud, avec essais et erreurs. Comme si une partie du bon peuple docile avait été biberonné aux notions de base d’épistémologie en même temps qu’il s’abreuvait au discours scientifique.

Le professeur Claveau oppose cette docilité actuelle, rationnellement fondée, aux émeutes de 1885 à Montréal, quand les autorités imploraient les gens de se confiner (on disait « s’isoler ») au moment d’une épidémie de variole. La « picotte » introduite par un conducteur du Grand Trunk arrivé de Chicago aurait aussi pu être évitée si les Montréalais pauvres, vivant dans des logements insalubres, ne s’étaient pas autant méfiés de la vaccination. Cette pandémie du XIXe siècle a fait 5864 victimes (neuf fois sur dix des enfants), autant que la COVID du XXIe siècle. L’effrayant virus de la variole a été éradiqué à la fin du XXe siècle.

« Bien sûr, maintenant, certains ne portent pas le masque et d’autres font le party, remarque le professeur Claveau. Ce sont des épiphénomènes. La population suit les consignes partout dans le monde, sauf exception, quand des dirigeants expriment des désaccords avec la science, comme aux États-Unis ou au Brésil. »

La crise a donc aussi exposé de complexes rapports entre la médecine scientifique et le pouvoir politique. Le gouverneur adjoint du Texas, Dan Patrick, a déclaré le 1er juillet qu’il en avait soupé des avis du Dr Fauci, sommité américaine sur les maladies infectieuses. « Je n’ai plus besoin de ses conseils », a dit l’élu.

Dilemme webérien

 

Ce qui ramène au bon vieux dilemme webérien entre le savant et le politique. Le premier, spécialiste rigoureux, démontre la vérité à partir des faits, tout en restant modeste et ouvert d’esprit ; le second dirige, agit et prend position en fonction de ses valeurs.

« Quand le Dr Arruda [directeur national de Santé publique] prenait certaines décisions, il n’était plus savant mais politique, au sens noble, quoi, parce que c’est radicalement noble de prendre des décisions pour répartir les avantages et les désavantages dans une collectivité, dit le philosophe Claveau. Mais ce n’est plus le rôle du scientifique qui veut développer son vaccin. Le Dr Arruda devenait une créature frontière. »

La conférence quotidienne médiatisée du gouvernement le présentant assis à côté du premier ministre concentrait cette situation au pur sucre.

« La communication politique [au sens plus “puriste” de celle des institutions politiques] est avant tout une communication par la parole, rappelle le professeur Thierry Giasson, de l’Université Laval, dont c’est la spécialité. Quand un politicien ou une politicienne se présente devant la population, bien que l’image joue, c’est pour lui dire quelque chose, avec des mots choisis. Il y a peu d’improvisation. La communication politique par le discours, particulièrement en situation de crise, est pensée, rédigée en fonction d’objectifs stratégiques précis. »

Les mots choisis ont donc été sciemment martelés, mille et cent fois répétés par le premier ministre et son conseiller scientifique : « si vous êtes âgés, ne sortez pas ; lavez-vous les mains ; gardez 2 mètres de distance ». Cette boucle communicationnelle persuasive a servi à souder la population derrière l’objectif commun, à modifier les comportements comme les opinions en conséquence, une pratique difficile dans un contexte normal, mais maîtrisée dans la nouvelle anormalité de la crise mondiale.

« Le rendez-vous médiatisé de 13 h s’est imposé par la force du confinement, dit le professeur de sciences politiques. D’ailleurs, le terme “confinement” lui-même est devenu un terme du langage courant et son contraire, “déconfinement”, a suivi. C’est un néologisme. Quand j’écris, mon logiciel de correction me dit que le mot n’existe pas. » Le professeur Giasson ajoute que « déconfinement » est son mot préféré de cette crise pandémique.

Virus chinois

 

La communication politicoscientifique appelant à se souder derrière une solution collective a été saluée comme rassembleuse, y compris par l’opposition au gouvernement caquiste. En tout cas, le Québec comme le Canada ont échappé à la partisanerie observable aux États-Unis, où même le port ou non du masque devient un marqueur idéologique.

Le président a carrément parlé de virus chinois, et récemment de « Kung flu ». Il a constamment contredit les recommandations et les conclusions de ses conseillers scientifiques. Dans l’empire, le politique a écrasé le savant.

Le New York Times a analysé plus de 26 000 mots prononcés par Donald Trump à propos de la pandémie durant les breffages de la Maison-Blanche entre le 9 mars et le 26 mai. La première et la plus forte conclusion indique une tendance immodérée à l’autocongratulation (600 fois), d’ailleurs souvent appuyée sur des exagérations et des faussetés. Les tentatives présidentielles d’unir et de réconforter l’Amérique ne correspondent qu’au quart des fois où le président se félicitait lui-même.

Reste tout de même ici la part d’ombre des CHSLD. Le public peut aussi malheureusement ajouter « foyer d’éclosion », « surmortalité » ou « zone rouge » à son vocabulaire courant. François Legault a fait et refait son mea culpa à ce sujet tout en répétant que le bilan québécois aurait été globalement appréciable dans les circonstances, n’eût été cette crise dans la crise.

« Le discours dichotomique et parfaitement artificiel disant que ça va bien en société et moins bien en CHSLD a créé une distorsion dans la mesure du risque qui a pu entraîner un relâchement des consignes, dit le professeur Giasson. Comme si les CHSLD n’étaient pas dans la société. En même temps, le directeur de la Santé publique répétait de ne pas oublier les consignes. Le discours devenait donc très dissonant, ce qui fait de la bien mauvaise communication politique. »

COVID et SIDA

À chaque épidémie son langage, et c’est le Canada bilingue qui a donné au sida son appellation francophone contrôlée. Le terme a été forgé à la fin de 1981 pour le Bureau d’épidémiologie du ministère de la Santé nationale et du Bien-être social, qui demandait au Bureau de la traduction du gouvernement canadien l’équivalent français du terme « acquired immune deficiency syndrome » ou AIDS. La traductrice Sylvie DuPont, experte en terminologie médicale, a proposé « syndrome d’immunodéficience acquise », abrégé par l’acronyme « SIDA ». Les minuscules se sont imposées en moins d’une décennie. Par contre, l’usage du terme « sidéen », préféré par les médias français, l’a emporté à la longue sur le « sidatique », formé selon le modèle de « trauma » donnant « traumatique ».

 

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