Des pochettes de disques en peau de chagrin

Le premier contact avec une oeuvre d’art se déroule souvent par sa représentation visuelle. La pochette pour le disque, l’affiche pour le film. Mais l’art de créer ces vitrines est en grande mutation avec la montée en force des plateformes numériques. Non seulement les designers graphiques doivent décliner leur travail en de multiples formats — qui bougent de plus en plus —, mais leurs oeuvres tendent aussi à rapetisser comme peau de chagrin.
Car les pochettes, c’est maintenant une affaire de millimètres. Prenez votre application d’écoute en continu préférée : dans les listes de lecture, le format de la pochette des disques n’est pas plus gros que l’ongle d’un petit doigt. L’époque amène visiblement ses formats, et l’ère numérique voit petit.
« Tout le volet de la dématérialisation a apporté des morceaux nouveaux dans la pratique. C’est en général plus réduit que ce qu’on trouvait sur papier », résume Marc H. Choko, professeur émérite à l’École de design de l’UQAM. Il est d’ailleurs le commissaire de l’exposition Le design graphique, ça bouge, présenté en ce moment au Centre de design de son université.
Créer un poster grand format ou une affichette qui se retrouvera à côté de dizaines d’autres sur les plateformes de vidéos sur demande, ce n’est pas tout à fait le même travail, ont expliqué plusieurs designers questionnés par Le Devoir.
« En comparaison avec une image que tu vas avoir entre tes mains, l’impact d’une image toute petite sur un téléphone va devoir être plus gros, il faut que ça attire l’oeil », estime Ève Langlois-Lebel, qui travaille chez Gauthier. L’agence travaille avec plusieurs clients du monde culturel, dont le Centre du Théâtre d’aujourd’hui et le Théâtre français du Centre national des arts.
Pier-Philippe Rioux, aussi chez Gauthier comme directeur artistique, a notamment travaillé sur les pochettes de Philippe Brach. Selon lui, avec les vitrines en format microscopique qui se côtoient sur les applications de streaming, « on n’est pas très loin de quand on entrait chez un disquaire pour magasiner et flipper les disques en regardant la pochette une fraction de seconde. Alors il faut que ça soit schématisé, simplifié dans la facture visuelle. »
Un avis que partagent Simon Rivest et Catherine Lepage, de chez Ping Pong Ping, qui travaillent entre autres avec Arcade Fire, Pierre Lapointe, François Bellefeuille et le Théâtre Denise-Pelletier. Et pour eux, l’option de créer une oeuvre différente pour les différents supports est réelle.
En comparaison avec une image que tu vas avoir entre tes mains, l’impact d’une image toute petite sur un téléphone va devoir être plus gros, il faut que ça attire l’oeil
« Par exemple, pour la “vraie” pochette, on va mettre le titre et le nom de l’artiste, mais quand t’arrives sur Spotify t’en as plus besoin parce que tout ça est écrit en dessous et en beaucoup plus gros, explique Catherine Lepage. En plus, l’image devient tellement petite que ça ne sert plus. »
Selon Simon Rivest, aussi membre du duo d’artistes Doyon-Rivest, « il y a une partie hyper technique qui influence beaucoup la création ». Comme créer une publicité ou une affiche qui va épouser les sites Web dits « réactifs » (responsive en anglais), c’est-à-dire que leur forme et leurs contenus visuels s’adaptent selon le format de l’écran.
« Si tu mets ton titre à la mauvaise place, l’artiste peut finir par l’avoir dans le front !, rigole Rivest. Alors avec les photographes, on laisse vraiment beaucoup de background autour de l’image, c’est incroyable. Et on sait que quand c’est tout petit, on va gérer ça différemment, c’est sûr, sûr. »
Déclinaison
Au-delà du fait que le format soit devenu tout petit — et souvent carré —, la multiplication des plateformes numériques fait que les designers doivent maintenant fournir tout un florilège de fichiers aux créateurs ou aux institutions. Un logo, des bannières de multiples formats, une image verticale pour la « story » Instagram, une autre horizontale pour Facebook, etc.
« Il faut maintenant prévoir comment tout ça va fonctionner à différentes échelles sur différents supports, dit Marc H. Choko. Ça peut dans certains cas rendre le problème plus complexe. »
Le cerveau des designers doit donc ratisser un peu plus large au moment d’établir un concept. « On ne pense plus en objets simples, on pense plutôt en systèmes graphiques », résume Pier-Philippe Rioux.
C’est la notion de cohérence qui est surtout chère à Catherine Lepage, de Ping Pong Ping. Mais décliner ses concepts reste un casse-tête autant pour la forme que pour le fond, assure Simon Rivest, qui précise que sa boîte a pris la décision de faire moins de projets demandant une multitude de variations sur le même thème.
C’est sans compter, ajoute-t-il, le fait qu’une même production culturelle peut maintenant être poussée par plusieurs campagnes distinctes. « J’en parlais à un humoriste et on se disait qu’avant, on pouvait faire trois ans avec la même affaire. Maintenant, pour un show, il peut y avoir quatre campagnes. »
Marc H. Choko ajoute un autre défi à ceux déjà évoqués. Aujourd’hui, les entreprises veulent des images qui bougent. « Même la moindre affichette sur une tablette, un ordi ou un téléphone, de plus en plus les clients veulent que ça gigote. Et donc, c’est sûr que ça demande des savoir-faire complémentaires, et que ce que l’on prévoit comme graphisme doit marcher non seulement à différentes échelles, mais aussi fonctionner en gigotant. »
Le paradoxe du vinyle
Dans cette vague de la musique en numérique, il reste un format physique qui reste prisé, celui du disque vinyle.
« Le vinyle s’en vient comme un objet de collection, il faut qu’on le considère comme ça », lance Simon Rivest. Il mentionne le coffret de l’intégrale de Pierre Lapointe en 33 tours, qui avait été sacrée anthologie de l’année au gala de l’ADISQ 2017. Les pochettes des neuf disques avaient notamment été repensées pour l’occasion, « au lieu de juste booster les pochettes qui avaient été pensées pour un CD ».
Le vinyle, un format carré de 12 pouces de côté, peut être conçu de plusieurs façons ; il peut être une simple pochette dans laquelle on insère un disque, ou être réfléchi comme un livre qui s’ouvre, par exemple. Chose certaine, aux yeux de Pier-Philippe Rioux, prendre un long-jeu dans ses mains devrait être vu comme « une expérience. C’est le rituel d’ouvrir un objet, et de l’explorer ».
Reste que le professeur Choko ne se soucie pas outre mesure du format ou du support proposé par les designers. « Il ne faut pas oublier les éléments fondamentaux : la créativité et l’intelligence de ce que l’on fait. Tu peux faire un truc qui fait bien du bruit, qui bouge ou qui est impressionnant, mais qui est complètement creux, qui n’a pas de contenu ou qui rate la cible de l’information à passer. » Un enjeu qui, lui, n’est pas de petite taille.