L’angle mort de la mission Legault

En rappelant que le Québec offre des crédits d’impôt pouvant atteindre 36% des dépenses pour les tournages, François Legault a mis en appât sur la table d’autres incitatifs financiers.
Illustration: Aless MC En rappelant que le Québec offre des crédits d’impôt pouvant atteindre 36% des dépenses pour les tournages, François Legault a mis en appât sur la table d’autres incitatifs financiers.

Le scénario écrit par François Legault pour sa mission en Californie disait les choses clairement : le premier ministre voulait convaincre les producteurs américains de venir tourner au Québec. Des efforts salués… mais pas par tous. Ainsi le milieu de la production québécoise rappelle-t-il que l’afflux de tournages étrangers a des répercussions sur la production locale. Tour d’horizon.

Prenons deux chiffres du plus récent Profil de l’industrie audiovisuelle au Québec pour illustrer une tendance : il y a cinq ans, les productions étrangères tournées au Québec comptaient pour 13 % du chiffre d’affaires global de cette industrie. L’an dernier ? Ce fut plus de 37 %.

C’est à ce secteur en croissance que le premier ministre Legault s’est adressé cette semaine en Californie. En rappelant que le Québec offre des crédits d’impôt pouvant atteindre 36 % des dépenses pour les tournages, il a mis en appât sur la table d’autres incitatifs financiers.

À ceux qui accepteraient de « signer des ententes sur trois ou cinq ans pour faire plus de productions au Québec », le gouvernement pourrait ainsi « tenir compte des retombées » réelles de leur engagement. « On peut commencer par un prêt, mais si les emplois restent pour cinq ans, il y a une partie du prêt qui peut être pardonnée », a-t-il dit. Son objectif : des « deals gagnant-gagnant : gagnant pour l’entreprise, gagnant pour les Québécois en retombées ».

Quand on courtise les producteurs étrangers, qu’on offre des conditions financières particulières pour que les studios viennent tourner ou s’installer au Québec, il y a un danger de déséquilibrer encore plus un secteur qui l’est déjà

« À notre avis, c’est tout à fait approprié que le premier ministre fasse du démarchage pour faire croître au Québec une industrie qui est mondialement en expansion », commentait jeudi au Devoir Gilles Charland, d.g. de l’AQTIS (Alliance québécoise des techniciens de l’image et du son). « Avec toutes les nouvelles plateformes qui sont là [Disney+ et Apple TV+, notamment], tous les pronostics montrent qu’on va avoir une explosion des dépenses. »

Même écho auprès de Pierre Moreau, président-directeur général du Bureau du cinéma et de la télévision du Québec (BCTQ). « On a un premier ministre qui regarde un secteur en croissance et qui dit : je vais aller voir les décideurs aux États-Unis pour les attirer ici. C’est une très bonne nouvelle. »

Mais il y a un hic — ou un « angle mort » — dans cette mission, selon Hélène Messier, p.-d.g. de l’Association québécoise de la production médiatique (AQPM), qui regroupe quelque 150 entreprises québécoises. « Quand on courtise les producteurs étrangers, qu’on offre des conditions financières particulières pour que les studios viennent tourner ou s’installer au Québec, il y a un danger de déséquilibrer encore plus un secteur qui l’est déjà » par la position « précaire » des producteurs locaux.

Le monde de l’audiovisuel inclut trois réalités, rappelle-t-elle. Il y a la production indépendante nationale, qui donne des émissions de télé, des séries, des films. Il y a la production interne de diffuseurs, comme Radio-Canada ou TVA. Et il y a ce qu’on appelle la production de services, et qui est effectivement « le seul secteur en croissance », note-t-elle.

« On parle des productions étrangères qui sont faites au Québec et pour lesquelles des compagnies étrangères requièrent des services sur place : des studios, de l’équipement, des techniciens, des effets visuels… Les services sont locaux, mais ça demeure des productions étrangères qui sont faites au profit des grands studios américains, qui conservent la propriété intellectuelle des projets. »

Selon Hélène Messier, on peut certainement « se féliciter d’attirer des tournages ici. Mais à travers cela, on doit aussi s’assurer qu’on est toujours là [la production locale] », et que le Québec ne fera pas que fournir des services en sous-traitance.

Hausse

 

Dans le « Profil de la production » publié en juillet par l’Institut de la statistique du Québec, on chiffre à 718 millions la valeur du segment « production étrangère et services de production » pour l’année dernière. C’est une hausse de 30 % en un an, et c’est quatre fois plus qu’en 2013-2014. La valeur globale de la production de l’industrie cinématographique et télévisuelle est passée de 1,2 milliard à 1,9 milliard en cinq ans (36 000 emplois y sont rattachés).

La hausse est largement attribuable aux productions étrangères, mais aussi à celle des productions télévisuelles dans une autre langue que le français (+70 % en cinq ans). La production interne a quant à elle régressé (sur un an : de 371 millions à 308 millions), alors que celle de la télé en français stagne depuis quatre ans.

À ce portrait, l’AQPM ajoute une préoccupation autour du sous-financement des productions de langue française. « Le devis moyen pour la production d’une dramatique d’une heure au Canada est de 475 000 $ en français, et de 2 millions en anglais », relève Hélène Messier.

En reculant de dix ans, on constate que l’écart s’est considérablement creusé à cet égard : les productions en français avaient alors un devis moyen de 465 000 $, contre 1,3 million pour celles en anglais.

« On ne rêve pas de concurrencer les budgets américains », dit Mme Messier. Mais la situation actuelle rend selon elle « l’industrie locale moins concurrentielle. C’est plus difficile d’aller chercher les artisans dont on a besoin ».

Québec rassure

 

Cela parce que « plus le budget d’une production est haut, plus les salaires sont élevés », indique Gilles Charland, de l’AQTIS. En soi, c’est bien : mais le déséquilibre dans le financement rend ainsi les productions locales moins attrayantes pour les artisans, soutient Hélène Messier.

C’est un peu ce que soulignait le réalisateur québécois Jean-Marc Vallée cette semaine lors de sa rencontre avec François Legault. « Il y a un effort qui est fait en crédits d’impôt pour attirer les investisseurs étrangers, mais je pense qu’il y en a un aussi à faire pour sauvegarder nos boîtes », a-t-il suggéré. Il y a « une surenchère au niveau des salaires, a-t-il affirmé. Nos artistes d’effets visuels se retrouvent à avoir des offres impressionnantes de ces boîtes-là. Mais là, nos boîtes perdent un peu de leurs joueurs. Je pense qu’il y a une réflexion à avoir » et un « équilibre » à trouver.

« Je ne vois pas ça comme un problème, mais comme un beau défi de ressources humaines », répond Gilles Charland, qui représente les techniciens. Pierre Moreau fait pour sa part remarquer que des salaires plus élevés profitent à « toute l’industrie périphérique ».

À travers ces visions divergentes, la ministre de la Culture, Nathalie Roy, se montre rassurante. « On est capables de faire deux choses en même temps, disait-elle au Devoir cette semaine. Il y a une mission pour attirer les producteurs, et par ailleurs, je travaille à avoir de l’argent pour nos propres producteurs. Il ne faut pas s’inquiéter, bien au contraire. On a bien compris qu’il y avait des enjeux financiers [au Québec], et nous allons être très présents. » Et la réponse sera à l’affiche du prochain budget, promet-elle.



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