Des archives et des bibliothèques comme contrepoison aux fausses nouvelles

Que les bibliothèques et les centres d’archives soient vus par certains comme des cimetières relève d’une erreur de perspective, estime Guy Berthiaume.
Photo: Catherine Legault Le Devoir Que les bibliothèques et les centres d’archives soient vus par certains comme des cimetières relève d’une erreur de perspective, estime Guy Berthiaume.

Les archives, les bibliothèques, à quoi servent-elles encore dans nos sociétés, dont les espérances, tout comme les traces, apparaissent de plus en plus dématérialisées et éphémères ? « Je dirais que les bibliothèques et les archives constituent un contrepoison efficace à la prolifération des fausses nouvelles. La population a confiance, non sans raison, dans le fait que les bibliothèques et les archives conservent “la vérité”, pour dire les choses un peu rondement. Elles sont détentrices des sources premières, vers lesquelles on peut revenir pour vérifier des choses, les comprendre », explique l’historien et administrateur Guy Berthiaume, le grand patron de Bibliothèque et Archives Canada pour quelques jours encore.

Guy Berthiaume parle volontiers de l’importance de « ces endroits où on peut retourner, avec confiance, vers tout ce qui a été publié ». Il est précieux, observe-t-il, « de savoir que tout ce qui s’écrit, chez nous ou sur nous, est recueilli quelque part ».

Que de tels lieux aient connu, depuis 20 ans, une fréquentation de plus en plus grande montre que leur importance ne se dément pas. « Ce sont des sources d’inspiration désormais ouvertes à tous. Je dirais que les bibliothèques et les archives sont plus importantes que jamais pour les artistes, pour les créateurs de toutes sortes. »

Que les bibliothèques et les centres d’archives soient vus par certains comme des cimetières relève d’une erreur de perspective, estime Guy Berthiaume. « Dans les bibliothèques, aux archives, sur les écrans offerts par ces institutions, les gens s’inspirent, comme dans les musées, plus encore peut-être. Ces lieux ne sont pas là seulement pour témoigner d’une fin de cycle, pour recueillir des traces. Ils constituent des espaces propices aux commencements. Ils inspirent des écrivains, des cinéastes, des peintres, des vidéastes, des poètes. »

Guy Berthiaume a ceci de particulier qu’après avoir connu une carrière d’administrateur dans les universités québécoises, du côté de l’Université de Montréal et de l’UQAM, il est devenu président de BAnQ, avant de s’occuper des archives du Canada. Cela lui permet d’avoir une vision d’ensemble de ce type d’institution. À quelques jours de quitter ses fonctions, Guy Berthiaume se sent dans une sorte de tourbillon, dit-il en riant. « Je me sens comme un Aznavour qui multiplie les tournées d’adieu ! » La personne qui le remplacera, Leslie Weir, est l’ancienne bibliothécaire en chef de l’Université d’Ottawa.

À un moment où les bibliothèques suscitent un intérêt renouvelé comme centres de diffusion de la culture, comment expliquer que les archives nationales du Québec aient été forcées de gérer des compressions budgétaires ? « Je ne parlerai plus de BAnQ. Ce n’est plus mon travail. À Bibliothèque et Archives Canada, je n’ai pas eu à gérer pour ma part de compressions budgétaires. Au contraire. J’ai eu plus d’argent pour bâtir un deuxième édifice à Gatineau, pour déménager nos locaux, pour numériser des fonds, pour faciliter l’accès du public, par exemple à Vancouver. Je n’ai pas vécu, pour ma part, une période de désaffection. On a plutôt réussi à créer de nouvelles institutions. »

Politique de la mémoire

 

Les temps ont changé, dit Guy Berthiaume. « Depuis environ 15 ans, les archives ne sont plus tout entières consacrées aux “grands hommes”, aux figures politiques. » On s’intéresse davantage à l’histoire des gens ordinaires, issus de tous les milieux. L’époque où on ne s’intéressait qu’à l’histoire officielle est révolue. L’histoire nationale unique, avec un grand H, n’existe plus. Il y a des histoires. On cherche donc à acquérir des documents qu’auparavant on n’avait pas. Ce qui veut dire, par exemple, qu’on s’efforce de vite faire une place à l’histoire orale. » Au Canada, observe-t-il, les langues wendat, onondaga, hän, lakota ou assiniboine ne sont plus parlées, dans chacun des cas, que par quelques personnes.

L’époque où on ne s’intéressait qu’à l’histoire officielle est révolue. L’histoire nationale unique, avec un grand H, n’existe plus. Il y a des histoires. On cherche donc à acquérir des documents qu’auparavant on n’avait pas.

Où seront conservées les archives d’un écrivain ou d’une personnalité publique — à Québec ou à Ottawa ? —, voilà qui constitue une question politique, une forme de sanction en faveur d’une mémoire constituée au nom de l’un ou de l’autre. Cela a donné lieu à d’épiques luttes symboliques. On se souvient de l’affaire des manuscrits de Michel Tremblay, finalement recueillis par l’institution fédérale. « Je ne voudrais pas que la querelle des archives de Michel Tremblay se reproduise. Nous ne faisons plus de surenchère pour des archives. On s’est entendus, après mon arrivée à Ottawa, sur un principe de territorialité. » Qu’est-ce que cela signifie ? « Les archives doivent être conservées là où elles sont le plus susceptibles d’être consultées. Dans notre cas, à Ottawa, nous avons 250 km d’archives linéaires. La majorité de ces documents sont de nature gouvernementale. On laisse les documents aux centres d’archives situés au plus près de là où ils sont susceptibles de susciter de l’intérêt. Pour quelqu’un, par exemple, qui a été maire de Trois-Pistoles, il n’y a pas de raison de faire fonctionner l’aspirateur central pour ramener ses papiers, que ce soit à Ottawa ou Montréal. Ce n’est pas une bonne idée. »

Les oubliés de la numérisation

 

« En matière de numérisation, nous sommes parmi les plus actifs. Ce sont 2,9 % de nos contenus qui ont été numérisés sur 22 millions de publications. On ne numérise pas tout, mais seulement ce qu’on croit être utile. On vient de numériser les dossiers personnels de la guerre de 1914-1918 : 622 000 personnes, 32 millions d’images. » Et pourquoi ? « Pas pour la glorification de la guerre, mais parce qu’une des principales clientèles de nos archives, ce sont les généalogistes. Or les dossiers des soldats, avec toutes leurs données personnelles, constituent de vraies mines d’or. »

L’accès à tous, cette grande promesse de la numérisation, ne fait-il pas, par ailleurs, l’impasse sur la disparition des traces de nos échanges écrits comme de nos photographies ? « Les archives de Stephen Harper sont à traiter. Pour la première fois, les papiers d’un premier ministre sont presque tous des documents numériques. Nous souhaitons que les personnes qui créent des courriels au gouvernement puissent les coder afin qu’on puisse les classer. On pourra ainsi récupérer l’essentiel des documents qui entrent dans l’explication de certaines décisions. » Il est peut-être moins urgent de considérer la conservation des traces numériques de tout un chacun, croit-il. « Il est vrai qu’on va perdre les photos de monsieur et madame Tout-le-Monde et la plupart des courriels. Mais on en conservera tout de même, je crois, un échantillon représentatif. Je ne me vois pas, en tout cas, faire la tournée des centres commerciaux pour expliquer aux gens qu’il faut qu’ils pensent à conserver leurs courriels ! »

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