Montréal, héritière Bauhaus

L’école du Bauhaus, la plus influente en architecture et en design modernes, était créée il y a tout juste un siècle en Allemagne. Après un arrêt à Weimar, berceau du mouvement, puis à Tel-Aviv, première ville Bauhaus du monde, ce dernier volet de la série examine la fortune montréalaise de ce magistère de la modernité.
Où est le Bauhaus ? Il est partout !
Cette école centenaire d’art et d’architecture a eu tellement d’emprise sur la construction et le design au XXe siècle qu’il est facile d’en trouver les traces petites ou monumentales ad nauseam, ailleurs comme ici. Le Bauhaus a vraiment créé « de la cuillère à la ville », selon une célèbre formule du fondateur de l’établissement, Walter Gropius.
C’est cet esprit qui souffle sur les mille et un objets simples et pratiques du quotidien pour « tout le monde », où la forme suit la fonction. La moindre maison du Québec peut retrouver l’héritage bauhaussien dans une lampe, un meuble, une théière.

C’est aussi l’influence indéniable du mouvement qui se fait sentir dans plusieurs grands édifices modernes de Montréal, la tour de la Bourse, la tour CIBC, la Place Ville Marie et, bien sûr, le complexe Westmount Square, signé Mies van der Rohe. Lui-même a dirigé l’école dans ces dernières années, à Dessau puis à Berlin.
« À Montréal, plusieurs tours de bureaux du centre-ville sont inspirées par les gratte-ciel à mur-rideau de Mies, dit Christina Contandriopoulos, professeure d’histoire de l’art de l’UQAM, spécialiste de l’architecture. Dans les quartiers résidentiels de Montréal ou de Québec, on trouve des exemples de maisons unifamiliales blanches, épurées, avec des fenêtres en bandeaux, des garde-corps tubulaires métalliques, influencées par la maison des maîtres de Gropius à Dessau. »
Elle ajoute que la majorité des projets de logements sociaux du Québec sont « directement ou indirectement influencés par les projets de logements sociaux des années 1920 en Allemagne ». Elle fournit un exemple encore plus précis : « La cuisine de Francfort, conçue par Margarete Schütte-Lihotzky, est devenue un modèle international pour les petites cuisines en série. » IKEA n’a vraiment rien inventé…
1. La Place Ville Marie
2. Une résidence privée, 3223, avenue Trafalgar, Westmount
3. Le Westmount Square
4. L’École de design de l’UQAM, 1440, rue Sanguinet, Montréal
5. Une résidence privée, 237, avenue Querbes, Montréal
Bauhaus ou style international ?
Mais de quoi parle-t-on exactement ? Ces gratte-ciel résolument modernes sont toujours classés de « style international » et on en perd donc un peu son allemand. Quel est le lien avec le Bauhaus ? En gros, l’un se retrouve dans l’autre, et il est possible de les amalgamer par métonymie, mais peut-être plus souhaitable de les distinguer.
Le style international est codifié et nommé par les architectes Henry-Russel Hitchcock et Philip Johnson, commissaires d’une exposition au Museum of Modern Art de New York en 1932. Dans leur analyse formelle, ils définissent trois principes fondamentaux de ce mouvement : le volume de l’espace (par opposition à la masse et la solidité), la régularité et la flexibilité.

Ces principes sont partagés par l’école du Bauhaus, mais aussi par d’autres piliers de la modernité aux Pays-Bas, en Belgique, en France aussi, notamment avec Le Corbusier.
« Je veux distinguer l’école du Bauhaus et son influence de celle du style international, parce que l’héritage formel du Bauhaus est divers et protéiforme, nuance encore plus Christina Contandriopoulos. Le Bauhaus de Gropius est différent de celui d’Albers, de Moholy Nagy, de May, de Schütte-Lihotzky ou de Mies », en citant différents noms de professeurs célèbres de l’école.
Une école…
Le legs se fait aussi formidablement sentir dans la formation des créateurs. « Le Bauhaus est fondamental parce qu’il révolutionne l’enseignement de l’art, du design, de l’architecture, résume Francine Vanlaethem, présidente et fondatrice de Docomomo Québec, qui documente l’architecture moderne. Montréal aussi a été marquée fondamentalement par ce nouveau paradigme pédagogique. »
La révolution s’est instaurée lentement, sur des décennies, pour finalement balayer les traditions beaux-arts et Arts & Crafts qui dominaient. McGill a été la première à se tourner vers la nouvelle manière à partir des années 1940.

« Avant, on enseignait les styles, les ornements, les ordres, dit Mme Vanlaethem. À partir de là, on s’initie à un langage de base géométrique qu’on apprend à travers la manipulation des formes, l’exploration des textures, des couleurs, des matériaux. En plus, on ne fait pas qu’étudier à l’école, on y vit, on y crée. »
Mme Vanlaethem est aussi professeure émérite de l’École de design de l’UQAM, elle aussi sous la tutelle pédagogique de l’établissement mythique moderne et centenaire. Même le pavillon uqamien de 1995, conçu par l’architecte Dan Hanganu, témoigne de cette source en reprenant plusieurs éléments du programme de l’immeuble construit par Gropius à Dessau en 1925, avec sa galerie d’exposition au rez-de-chaussée, ses ateliers de création, ses espaces modulaires.
… qui fait école
La professeure Contandriopoulos parle au total d’un « mouvement intellectuel et social », d’une école qui fait école, quoi. Elle souligne que l’école du Bauhaus est la première du genre qui accueille officiellement les femmes dès son ouverture, dans une volonté assumée de réforme sociale.
« Les femmes designers, parmi elles, Gunta Stozl, Annie Albers, Marianne Brandt, Alma Siedhoff-Busche, ont réalisé des projets en design qui ont eu une influence énorme, dit-elle. Surtout, elles ont été les premières femmes designers à se photographier et à faire circuler une nouvelle image de la femme comme designer professionnel. »
L’exposition inaugurale du Nouveau Musée Bauhaus de Weimar témoigne de cette exceptionnelle modernité avec des photos d’étudiantes, assez nombreuses, souvent vêtues à la garçonne. La professeure souligne que ces pionnières ne l’ont pourtant pas eu facile à l’école, comme l’ont montré des études récentes de Patrick Rössler et Elizabeth Otto (Bauhaus Wiomen, A Global Perspective) ou Anja Baumhoff (The Gendered World of the Bauhaus).
De Weimar à l’Amérique
L’immense aventure créatrice de l’école du Bauhaus, née à Weimar en 1919, en même temps que la république éponyme, est aussi morte en même temps qu’elle. Les deux filles exceptionnelles de la capitale culturelle de l’Allemagne ont été emportées par la dérive totalitaire, qui a finalement replongé le monde dans une grande débauche meurtrière et destructrice.Avec la montée du nazisme, un certain nombre d’architectes modernes européens clés ont fui aux États-Unis. Quand Walter Gropius et Marcel Breuer ont intégré la prestigieuse Harvard Graduate School of Design, d’où ils ont pu étendre leur influence et promouvoir le Bauhaus comme source principale du modernisme architectural. Quand Ludwig Mies van der Rohe a fui l’Europe à son tour, en 1938, il a d’abord immigré en Angleterre, puis aux États-Unis. Lui-même a choisi de s’installer à Chicago, où il a fondé la deuxième école de Chicago à l’Illinois Institute of Technology et a solidifié sa réputation en tant qu’architecte moderne pur sucre avec ses formules célèbres comme Less is more (moins, c’est mieux) ou Gott steckt im Detail (Dieu est dans les détails).
Au Canada, la période de l’après-guerre a engendré un boom majeur de la construction, souvent sans frein pour les projets massifs. Les gratte-ciel de style international ont alors commencé à dominer plusieurs grandes villes canadiennes, en particulier Montréal, Vancouver, Calgary, Edmonton et Toronto. Les plus originaux, comme la Place Ville Marie, sont maintenant considérés comme des chefs-d’oeuvre du XXe siècle.
Étrangement, une seule activité (The Total Dance Dream au Centre Phi) rappelle ce centenaire du Bauhaus à Montréal.