Mauvais genre, le cinéma de genre?

Les documentaristes Amir Belkaim et Félix Brassard présentent leur film «L’inquiétante absence», dimanche à Fantasia.
Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Les documentaristes Amir Belkaim et Félix Brassard présentent leur film «L’inquiétante absence», dimanche à Fantasia.

Le documentaire L’inquiétante absence s’ouvre de manière inusitée, mais brillante. Interrogé sur son attrait pour le cinéma de genre par les coréalisateurs Amir Belkaim et Félix Brassard, Robin Aubert retourne la question au duo, s’enquérant du pourquoi de leur démarche. Brassard de répondre : « On était tannés du cliché selon lequel le cinéma québécois, c’est juste des drames ou des comédies : c’est faux […] Mais c’est comme si, chaque fois qu’il s’est passé autre chose, on avait brièvement focalisé là-dessus, puis oublié. » La table est mise pour une captivante, et nécessaire, réflexion rétrospective qu’on a voulu poursuivre avec les principaux intéressés, qui présentent leur film à Fantasia dimanche.

Fort d’une impressionnante liste de participants réunissant le cinéaste David Cronenberg, la productrice Nicole Robert, l’acteur-réalisateur Patrick Huard, la réalisatrice Izabel Grondin, le professeur Bernard Perron, le directeur de la cinémathèque Marcel Jean et l’auteur-scénariste Patrick Senécal, L’inquiétante absence se souvient de ce que fut, parfois, le cinéma d’ici, tout en rêvant de ce qu’il pourrait être à nouveau.

D’entrée de jeu, Félix Brassard y va d’un brin de terminologie : « Lorsqu’on parle de “films de genre” et de “cinéma de genre”, on parle généralement d’horreur, de science-fiction et de fantastique : tout ce qui s’éloigne du réalisme. Mais on va se le dire : c’est une appellation un peu fourre-tout. »

En effet, une telle dénomination sous-entend que le drame, la comédie et leurs infinies variantes constituent « le cinéma », et que pour le reste, il y a « le cinéma de genre ». Comme si la comédie et le drame n’en étaient pas, des genres : une iniquité absurde dans la manière d’envisager le cinéma, abordée de front par plusieurs intervenants.

Assez exhaustifs quant à la production passée et présente du cinéma de l’imaginaire au Québec, les documentaristes ont eu la bonne idée d’inclure le film famille, avec entre autres le producteur Rock Demers (Les contes pour tous) et le réalisateur Roger Cantin (L’assassin jouait du trombone, Matusalem), chantres eux aussi d’un cinéma hors du réel.

Genèse d’un paradigme

Les observations formulées s’avèrent passionnantes, notamment d’un point de vue historique. On s’étonne, par exemple, qu’un folklore si riche en figures surnaturelles ne se soit pas traduit subséquemment par un cinéma plus axé sur l’imaginaire. L’une des hypothèses avancées suppute que lors de la Révolution tranquille, on aurait peut-être jeté le bébé avec l’eau du bain, le réalisateur Carnior résumant : « Il fallait tasser la religion de notre culture, de nos écoles, de la chambre à coucher, de la politique, mais c’est comme si on avait aussi tassé tout notre folklore : l’attrait du conteur, ce côté qui aime ça, avoir peur. »

Là-dessus, Marcel Jean apporte de fascinantes précisions contextuelles : « Dans les années 1960, la véritable naissance du cinéma de fiction qui a mené à l’industrie était issue du documentaire, donc d’une relation privilégiée avec le réel. Ce qui favorisait moins le travail dans les genres. Ensuite, on a rapidement eu un cinéma d’auteur, c’est-à-dire ne recourant pas à des scénaristes, mais à des réalisateurs-scénaristes […] Et tout ça a favorisé un cinéma personnel et très vite investi d’aspirations sociales. »

Depuis, domine ce paradigme sur lequel on se penche ponctuellement : le cinéma dit d’auteur d’un côté, et la comédie dite populaire (perçue comme seule valeur refuge commerciale valable) de l’autre.

Seulement voilà, comme le rappelle Robin Aubert dans le film, se limiter à cela, c’est faire fi d’origines qu’on occulte, décidément, faute de mémoire : « On oublie quelqu’un de très important : celui qui a fait le tout premier long métrage au Québec : Léo-Ernest Ouimet, avec Le feu qui brûle, en 1917-1918. C’était quoi ? Un faux documentaire — un docufiction — mélangé avec de la comédie, mélangé avec du polar. C’était notre premier film, et c’était un film de genre. »

Les pionniers

 

Parmi les meilleurs coups de L’inquiétante absence : cette participation de David Cronenberg qui, apprend-on, s’est manifesté à la onzième heure, soit le 19 juin dernier !

« Il nous a dit qu’il tenait à participer parce qu’on s’intéressait à un aspect de sa carrière sur lequel on ne l’interroge jamais : sa période québécoise, qui lui est très chère [Cronenberg a réalisé à Montréal ses deux premiers longs métrages, Shivers et Rabid, puis son quatrième, Scanners]. Il était ravi de pouvoir évoquer ce que c’était de tourner un film d’horreur au Québec dans les années 1970 », relate Amir Belkaim.

Photo: Filmplan International «Scanners» de David Cronenberg

Son collègue renchérit aussitôt : « Il est arrivé à l’entrevue avec une feuille sur laquelle il avait retranscrit tous les noms des cinéastes, producteurs et gens de cinéma qu’il avait connus durant ces années-là au Québec, les films qu’il avait vus… Un être adorable. On le sent dans le documentaire : c’était clairement une période très heureuse pour lui. »

Lesdits films, de gros succès commerciaux, furent vilipendés dans la presse. Depuis, leur valeur a été réévaluée à la hausse à la lumière de la respectabilité acquise par leur auteur. Classique.

Son contemporain Jean-Claude Lord, autre participant, vit lui aussi la popularité de ses thrillers Bingo et Panique s’accompagner de hargne critique dans les années 1970. Une déconsidération qui finit par lui fermer des portes professionnelles, ce qui l’amena à tâter, en anglais, du film d’horreur : Visiting Hours, Slasher devenu culte, tourné dans l’ouest de la métropole.

Photo: 20th Century Fox «Visiting Hours» de Jean-Claude Lord

« Pour bien du monde, le nom de Jean-Claude Lord rime avec Lance et compte, mais j’aimerais que le documentaire aide à ce qu’on redécouvre son cinéma. Même chose pour Yves Simoneau », plaide Félix Brassard.

Yves Simoneau qui, lui, revient dans le documentaire sur la sortie de son premier film, Les yeux rouges, sur un tueur en série sévissant à Québec : un succès polarisé, avec d’un côté, ceux célébrant l’arrivée d’un vrai thriller d’ici, et de l’autre, ceux décrétant que ce genre n’était pas québécois. Le réalisateur de Pouvoir intime et Dans le ventre du dragon de lancer : « Comme si les genres avaient une nationalité ! Va-t-on s’empêcher de jouer de la musique baroque sous prétexte qu’elle n’a pas été inventée au Québec ! ? »

« Ç’a toujours été le principal malaise par rapport au cinéma de genre, comme un refus de comprendre que ça nous appartient aussi », argue Amir Belkaim.

Dans le film, Patrick Huard l’affirme sans ambages, cette frilosité envers le cinéma de genre s’explique en bonne partie par un mot : snobisme.

Un modèle éprouvé

 

Certes, les institutions de financement que sont la SODEC et Téléfilm Canada sont interpellées par les participants, qui notent un manque de compréhension et/ou de connaissances quant aux conventions des genres, clé de voûte de la pratique de ceux-ci, mais les considérations énoncées ne sont ni revanchardes ni simplistes.

Robin Aubert, par exemple, relève que le problème peut aussi venir du public : « Plusieurs fans d’horreur québécois ont chialé parce que Les affamés [saga de zombies poético-sanguinolente lauréate de huit prix Iris, dont meilleur film] ne ressemblait pas à la série Walking Dead. Donc il y a ça aussi. » Inféodation aux diktats du voisin d’en bas, il y a.

Photo: Films Séville «Les affamés» de Robin Aubert

En fait, s’il est un aspect de la production américaine dont on gagnerait à s’inspirer, ce n’est pas la manière, mais le modèle, pense Félix Brassard. « Le cinéma d’horreur américain est rempli de films à tout petits budgets qui ont compilé d’énormes recettes — Halloween, Evil Dead, Blair Witch Project, Paranormal Activity… On a tout ce qu’il faut pour en faire autant ici. »

On pense également à la maison de production Blumhouse, fondée par Jason Blum, qui fonctionne exclusivement avec des budgets limités, et dont le parcours est éloquent : Insidious, The Purge, Get Out, Halloween (2018)… L’inspiration ? Nul autre qu’Alfred Hitchcock, maître du suspense longtemps snobé — oui — par la critique anglo-saxonne avant d’être célébré par les futurs cinéastes de la Nouvelle Vague française. Ainsi tourna-t-il son chef-d’œuvre de 1960 Psycho (en ouverture dimanche de Film noir au Canal au square Saint-Patrick) avec un budget réduit et l’équipe de son émission de télévision. On connaît la suite.

« L’horreur est le genre par excellence pour s’accommoder de petits budgets, alors l’argument voulant qu’on n’en fasse pas ou peu ici par manque de ressources ne tient pas », soutient Amir Belkaim.

Pas assez consensuel ?

En toute justice, cela dit, tant la SODEC que Téléfilm ont fait part ces années-ci de leur volonté de soutenir plus de films de genre. Vœu pieux ?

« Je ne le pense pas. En tout cas, tout est en place pour qu’il s’en fasse davantage. Les statistiques montrent que les gens se détournent massivement du cinéma québécois ? Eh bien, qu’on essaie autre chose ! » lance Félix Brassard.

Des arguments pragmatiques qui, pour le compte, ne sont pas nouveaux. À cet égard, dans le documentaire, Patrick Senécal met le doigt sur un point d’achoppement ne relevant pas de la logique, mais de l’affect, cas de figure à l’appui. Ses confidences à propos des rencontres institutionnelles, vaines, pour la production des Sept jours du talion, sur un père qui torture le meurtrier de sa petite fille, sont révélatrices :

« On me disait : “Mais là, le spectateur va prendre pour qui ? Est-ce qu’il est censé approuver les actions du père ? Toi, veux-tu que le spectateur soit d’accord ?”. Et moi je répondais : “Je sais pas : je pose la question. C’est un dilemme moral. Au spectateur de décider”. Ah… ça, ils n’aimaient pas ça […] Au Québec, on n’aime pas la controverse. Ça donne des films avec une histoire où on sait clairement qui est le méchant, qui est le gentil, et où on sait qui a gagné à la fin, et quelles valeurs ont été défendues : c’est un cinéma consensuel. Si tu fais du fantastique et de l’horreur, tu ne fais pas du cinéma consensuel. »

Bref, le dialogue en fut un de sourds. Tout le contraire de celui qui se déroule en continu dans L’inquiétante absence, documentaire, pour l’anecdote, largement socio et autofinancé. Et ne cherchez pas un billet : la représentation affiche complet depuis belle lurette. Si d’aventure, Fantasia décidait d’en proposer une seconde, gageons que le scénario se répéterait. Car, quoi qu’on en dise, le genre intéresse, mauvais ou pas.

Fantasia

Dans huit salles à Montréal, jusqu’au 1er août

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