Des artistes invités au Canada peinent à s’y rendre

Deux des artisans de «Kalakuta Républik», de Serge Aimé Coulibaly, n’ont jamais eu leur passeport à temps; la danseuse Antonia Naouele (au centre), indispensable à la représentation, a récupéré le sien une petite quinzaine d’heures avant la première, lui laissant tout juste le temps de sauter dans un avion pour danser lors de la première.
Photo: Sophie Garcia Deux des artisans de «Kalakuta Républik», de Serge Aimé Coulibaly, n’ont jamais eu leur passeport à temps; la danseuse Antonia Naouele (au centre), indispensable à la représentation, a récupéré le sien une petite quinzaine d’heures avant la première, lui laissant tout juste le temps de sauter dans un avion pour danser lors de la première.

Facile pour un artiste d’ailleurs de venir au Canada ? Non, plus maintenant. Le Festival TransAmériques (FTA), habitué de la circulation internationale des spectacles, l’a appris à ses dépens. À dix jours de son inauguration en mai dernier, six artisans de quatre spectacles n’avaient toujours pas les visas canadiens nécessaires à leur entrée au pays. Si ces difficultés sont nouvelles à ce festival, elles sont devenues courantes à Nuits d’Afrique — qui inaugurait mardi sa 33e édition — et récurrentes à Montréal, arts interculturels. Les causes ? Elles s’additionnent lentement depuis une décennie : l’incompréhension du statut de l’artiste qui voyage par Immigration Canada, la sous-traitance des dossiers et, depuis 2018, l’exigence d’y ajouter les empreintes digitales et une photo numérique.

« On a des problèmes pour 15 à 20 % des visas qu’on demande », estime Colin Rigaud, responsable de la programmation de Nuits d’Afrique, festival international qui reçoit de 30 à 40 groupes du monde par année. Les difficultés, note le programmateur, se sont exacerbées depuis deux ans. En 2017, Amadou a failli ne pas pouvoir rejoindre Mariam pour le concert d’ouverture. Et en 2018, le Canada a élargi la collecte de données biométriques pour qu’elle s’applique à tous les demandeurs de visas de résident temporaire, de permis d’études et de permis de travail (à l’exclusion des ressortissants américains) ainsi qu’à tous les candidats à la résidence permanente, comme le précise Rémi Larivière, des relations média d’Immigration Canada.

« Chaque fois qu’on ajoute une démarche de sécurité dans la circulation transfrontalière, c’est un obstacle à la venue d’artistes », résume Frédéric Julien, directeur de la recherche et du développement à l’Association?canadienne?des?organismes?artistiques?(CAPACOA). « Dans certains pays d’Afrique, il n’y a pas de lieu pour saisir les données biométriques. Ça veut dire qu’il faut aller dans un autre pays d’abord, pour avoir la possibilité de venir ensuite faire un spectacle au Canada. »

Ça nous était déjà arrivé qu’à deux semaines du festival on ait une inquiétude à propos d’un artiste ou des délais de traitement, mais je ne me souviens pas d’avoir encaissé des premiers et deuxièmes refus de demandes de visa

Cette situation a été vécue au printemps par Nuits d’Afrique avec le Bénin International Musical, qui sera sur scène le 16 juillet, indique M. Rigaud. « Ils sont dix dans le groupe. Ils ont tous été obligés d’aller au Ghana [à quelque 400 kilomètres] pour faire prendre leurs données biométriques. C’est beaucoup de frais, de stress et de dérangements. » À ce jour, les services de collectes de données biométriques reconnus par le Canada sont offerts dans 104 pays sur les 197 recensés par l’ONU en 2012. Il n’y a parfois qu’un seul bureau pour tout un pays.

Une diplomatie culturelle à sens unique ?

« Oui, il y a un réel enjeu en mobilité des artistes au Canada », confirme Frédéric Julien, de la CAPACOA. « Les nombreuses embûches administratives vont à contresens des efforts gouvernementaux faits en stratégie d’exportation créative, en diplomatie culturelle et en tourisme. »

Des exemples ? Simon Brault, directeur du Conseil des arts du Canada, a prôné maintes fois « une approche et une vision qui reposent sur la réciprocité des échanges à l’international, le leadership partagé et une refondation de la diplomatie culturelle ». Récemment, le Sénat a dévoilé son rapport recommandant de mettre « la diplomatie culturelle à l’avant-scène de la politique étrangère du Canada ».

« Le gouvernement doit prendre acte de la situation et apporter des correctifs, dit M. Julien. Le dernier budget annonçait des sommes majeures pour accélérer et améliorer le traitement des visas. Il y a une vraie sensibilité et un désir de rectifier la situation. Mais avant qu’on voie l’effet sur le terrain, il va y avoir des spectacles annulés. »

Le directeur de la recherche prévoit que des festivals tels Impact ou Prismatic, en Ontario, qui invitent des artistes du Moyen-Orient et de l’Afrique, connaîtront des problèmes. « Si un organisateur de conférences est en difficulté lorsqu’un conférencier ne se présente pas, quand il manque un comédien dans une pièce, c’est souvent l’annulation pure et simple », ajoute-t-il.

Une option que le FTA a dû envisager lors de sa dernière édition pour deux de ses spectacles, Kalakuta Républik et Savusun, de Sorour Darabi. « Ç’aurait entraîné des pertes d’au moins 100 000 $ », évalue le directeur général David Lavoie. « Ça nous était déjà arrivé qu’à deux semaines du festival on ait une inquiétude à propos d’un artiste ou des délais de traitement, mais je ne me souviens pas d’avoir encaissé des premiers et deuxièmes refus de demandes de visa, précise-t-il. Et cette année, on a eu des refus, des refus, des refus et des refus », illustre-t-il, en partageant les dossiers complets avec Le Devoir (voir autre texte). Deux des artisans de Kalakuta Républik, de Serge Aimé Coulibaly, n’ont jamais eu leur passeport à temps ; une danseuse, indispensable à la représentation, a récupéré le sien une petite quinzaine d’heures avant la première, lui laissant tout juste le temps de sauter dans un avion pour danser lors de la première.

Un tampon particulier ?

« Il devrait y avoir un statut spécial pour les artistes professionnels permettant d’accélérer l’octroi de visas, estime le directeur de Nuits d’Afrique. Ça fait deux ans de suite que j’ai des rushs de fou à cause de ça, que je déploie énormément de temps et d’énergie pour des démarches administratives qui devraient être normales, aisées. »

David Lavoie renchérit : « Visiblement, le gouvernement canadien a de la difficulté à considérer le statut de l’artiste, et de l’artiste qui voyage. Il y a des questions de situation financière insatisfaisante qui reviennent souvent : ces artistes-là ne sont pas riches. »

Au FTA, sur quatorze demandes faites par les artistes de la programmation, sept ont été problématiques, nécessitant des suivis administratifs, politiques et diplomatiques intenses.

 

Son directeur aimerait aussi proposer au gouvernement l’idée d’une reconnaissance spécifique, semblable au « passeport talent » des Français, qui reconnaîtrait les artistes professionnels et faciliterait leurs démarches. Frédéric Julien croit de son côté que, si cette discussion est intéressante, l’idée est inapplicable. « Si c’est si compliqué d’obtenir un visa, surtout quand on fait affaire avec des bureaux un peu partout dans le monde, loin des administrations canadiennes, imaginez pour reconnaître un statut particulier sur le passeport d’un artiste étranger… »

Hausse importante des refus de visas

En 2017, le Canada a refusé l’entrée au pays à près de 600 000 demandeurs de visa désirant passer un court séjour au pays, un nombre qui a plus que doublé depuis 2012, selon les données qu’a collectées le quotidien The Globe and Mail en 2018*. Le Globe a calculé que les citoyens d’Afrique et du Moyen-Orient essuient la majorité des refus. « Dans les deux dernières années, le Canada a rejeté 75 % des demandes de visa de visiteurs venant de pays tels le Yémen, la Somalie, la Syrie et l’Afghanistan », écrivaient alors Geoffroy York et Michelle Zilio. « Nos exigences en visas et en données biométriques sont des décisions que le Canada ne prend pas seul », rappelle Frédéric Julien, directeur de la recherche et du développement à l’Association canadienne des organismes artistiques. « Comme la frontière canadienne est plus perméable avec les États-Unis qu’avec d’autres pays, pour faciliter la circulation, on aligne nos politiques de sécurité avec les leurs — aussi du fait qu’on est de grands partenaires. Les visas, normalement, on devrait avoir plus de facilité et d’autonomie à les délivrer, mais la diplomatie est impliquée. »

Le silence des sous-traitants

L’Association canadienne des organismes artistiques ainsi que les festivals TransAmériques et Nuits d’Afrique ont nommé d’eux-mêmes la sous-traitance des traitements des dossiers comme un problème. « Avant, les missions canadiennes s’en occupaient. On pouvait faire un suivi direct. Maintenant, même notre député a eu du mal à faire ajouter des notes au dossier », indique David Lavoie, directeur général du FTA. Désormais, des centres de réception des demandes de visa (CRDV) gérés par des entreprises privées ou des organismes internationaux offrent « des services de soutien administratif et de collecte de données biométriques aux demandeurs de visa en vertu d’une entente officielle » conclue avec le Canada, explique Immigration Canada. Ces centres ont commencé à fonctionner en 2000, au moment où les organismes artistiques ont vu une différence dans la qualité du suivi. « Il est à noter que les CRDV ne jouent aucun rôle dans le processus décisionnel et qu’il leur est explicitement interdit de donner des conseils en matière de visa », précise Rémi Larivière, des relations avec les médias d’Immigration Canada.



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