Festival TransAmériques: penser le grotesque en arts vivants

Marlene Monteiro Freitas intègre entièrement le visage des danseurs, jusqu’à l’exagération, jusqu’à la grimace; et particulièrement dans son «Bacchantes».
Photo: Laurent Philippe Marlene Monteiro Freitas intègre entièrement le visage des danseurs, jusqu’à l’exagération, jusqu’à la grimace; et particulièrement dans son «Bacchantes».

En emmenant son Bacchantes, tragédie pure d’Euripide, et en le nimbant par la force du carnavalesque théâtre d’inversion d’une sauce grotesque, la chorégraphe Marlene Monteiro Freitas joue de contrastes. Et elle révèle en creux la rareté d’utilisation de ce grotesque, forme humoristique et ancestrale, qu’on ne voit presque jamais en arts vivants contemporains. Aurions-nous trop peur de casser nos images pour les déformer et les exagérer ?

« Victor Hugo posait le grotesque en contradiction avec le sublime, rappelle Olivier Ducas, codirecteur du Théâtre de la Pire Espèce. Je pense qu’on capote sur le sublime à notre époque, comme si c’était un gage de qualité quand tout est bien léché, bien fait, quand les artistes semblent en parfait contrôle de ce qu’ils font. »

Le grotesque, historiquement, a d’abord été un adjectif usuel aux beaux-arts. Il définissait les ornements des monuments antiques représentant des sujets fantastiques et des compositions capricieuses figurant des personnages, des animaux, des plantes étranges, selon le Centre national de ressources textuelles et lexicales. À l’arrivée du nouveau millénaire, l’art visuel et la performance ont continué d’exploiter le filon, le mettant au goût du jour.

Le Québec est un terreau de ces pratiques où l’aliment, la chair et l’abondance des matières et des motifs démontrent la vivacité du style, selon le collègue Jérôme Delgado, qui parle à brûle-pourpoint, en exemple, du travail des Fermières obsédées, de Claudie Gagnon ou de Cynthia Girard-Renard.

L’idée du grotesque s’est étendue plus tard à la scène par l’intermédiaire des danseurs bouffons, jusqu’à devenir ensuite une « catégorie esthétique caractérisée par le goût du bizarre et du bouffon poussé jusqu’au fantastique, à l’irréel », poursuit le CNRS. Une idée qui véhicule aujourd’hui une part d’outrance, d’absurde, de mauvais goût.

C’est peut-être ce mauvais goût qui fait que la forme est aujourd’hui toute rare sur la scène de création contemporaine. « Un élitisme reste inhérent à l’art. Le grotesque ne sépare pas l’élite des masses, ce que fait aujourd’hui l’art. Peut-être, si le grotesque est si absent de nos scènes, que ça dit quelque chose sur nos manières de produire et faire de l’art », réfléchit l’auteur Gabriel Plante, qui a signé en 2018 Prouesses et épouvantables digestions du redouté Pantagruel.

« Le grotesque joue sur les codes », poursuit Olivier Ducas, dont le théâtre a produit dans le genre le désormais célèbre Ubu sur la table (1998), entre autres. « C’est faire des jambettes au spectateur, aux formes mêmes. » Dans une époque où l’on aime les propositions circonscrites, facilement communicables et digestes, le grotesque émergerait de manière moins naturelle.

Le rire tragique, et vice-versa

 

Il fallait voir les critiques d’art vivant du Devoir réfléchir dru quand la question « Quelle est la dernière oeuvre grotesque que vous ayez vue ? » a fusé. Côté danse, on n’a pu nommer en se brûlant des neurones que certaines scènes signées Dave St-Pierre, surtout dans Un peu de tendresse bordel de merde (2006) ; et Jan Fabre dans ses meilleurs jours. En théâtre, Gabriel Plante et les oeuvres signées Sébastien Dodge. Presque rien, en somme, sur la masse de spectacles vus annuellement par cette équipe.

C’est donc une forme rare qu’exploite la chorégraphe Marlene Monteiro Freitas, qu’on a vue ici auparavant dans (M)imosa (2012). « Quand je commence, je ne pense pas travailler sur l’exagération », indique-t-elle en entrevue téléphonique. « Je poursuis une idée, qui propose des possibilités du corps, du visage. Je les suis jusqu’au bout, et je crée des analogies entre elles ; l’exagération, le grotesque, le carnavalesque sont présents ; mais je n’y pense pas. Je suis toujours intéressée par la transformation ; par la formation de quelque chose de nouveau, d’une troisième possibilité ; par le voyage d’un point à l’autre, par cette migration. Mais c’est surtout pour moi une façon d’être en mouvement. On trouve alors des monstres, des transformations et des moments entre une forme et une autre où quelque chose déraille », se réjouit-elle.

Pour travailler de corps et de musique le Bacchantes d’Euripide, l’équipe a « transformé la narration en situation ; transformé les personnages en figures ; ajouté des aspects du rituel dionysiaque — concours de théâtre, procession, sacrifice. Et ajouté des techniques de mise en images de la Grèce antique, qu’on retrouve sur les vases grecs : pourquoi les figures sont-elles assises de profil ou de face ? Pourquoi on n’a pas accès à leurs yeux ? Comme dans Bacchantes », poursuit Mme Freitas. « Quand on est devant le dieu même, le spectre defigures qui peuvent apparaître est énorme et riche : des corps tordus, des satyres, des travestis, des animaux, des musiciens, des femmes. Et le spectre des émotions et des états est aussi énorme, de la sauvagerie au désir de paix à l’idyllique. »

Et là, c’est le spectateur qui décide ce qu’il fait de la proposition. Gabriel Plante et Olivier Ducas disent respectivement s’inspirer des cabarets allemands et de Brecht, « car c’est le spectateur qui décide de ce qui est drôle ou non ». Dans Bacchantes, les 13 danseurs et musiciens voient bien l’audience, indique Mme Freitas. « Les réactions sont diverses : souvent dans une même rangée l’un rigole, l’un applaudit pendant l’action, l’autre s’endort et un dernier se fait chier et se prépare clairement à partir. On peut rire beaucoup quand on sent du tragique ; quand on sent de la violence. Parce qu’on est au théâtre, dans la fiction. Cette possibilité d’être devant une fiction, en situation de mi-croyance, peut nous faire rire du mal », croit la chorégraphe.

Puissance du rire critique

 

Ce rire étrange, pas unanime, différent de la mécanique du rire popularisée par les humoristes, joue peut-être contre l’utilisation du grotesque. L’auteure Sophie Divry en discutait côté littérature dans son essai Rouvrir le roman (Les Allusifs, 2017). « Comme s’il y avait une certaine peur des artistes de ne pas être sérieux, d’être ridicules ; il faut être “comme il faut”, comme disait ma grand-mère, résume-t-elle au Devoir. Du coup, on finit par associer la culture à quelque chose de grave, de triste, voire de pompeux. Or, ce n’est pas parce que c’est grave et triste que c’est sérieux, ni que c’est de la grande littérature. »

En littérature française, depuis le XIXe siècle, il n’y a pas une grande veine de comique, ou même d’excessif, poursuit-elle. « Ça s’est perdu sous les couches historiques : d’abord Rabelais et les fabulistes ; maintenant, on a l’impression que ça n’existe qu’en boulevard ou en divertissement. La littérature jeunesse a tellement pris d’ampleur qu’à peu près tout ce qui est un peu fantaisiste, léger, rigolo, on l’associe à ça. En lisant Amer Eldorado de Raymond Federman, Salmigondis de Gilbert Sorrentino, ou l’Allemand Edgar Hilsenrath et Nuit ou Fuck America, je me suis dit par contraste que c’est dingue ce dont on se prive. »

Ces livres abordent des choses très, très dures, dont la Shoah, avec un humour terrifiant, explique Sophie Divry. « Moi, comme lectrice, j’aime lire, ou pleurer en lisant un livre. Et arriver à faire ça comme auteur sur un lecteur, qui finalement est un être tout seul avec un objet, ça révèle une puissance d’écrivain extraordinaire. »

« Les tableaux de Jérôme Bosch [1450-1516] sont terrorisants, mais il s’en dégage aussi quelque chose de drôle », file Olivier Ducas. « Le grotesque casse l’image. » Serait-ce ce qui le rend difficilement tolérable ici aujourd’hui ? « Je dirais oui, et pour tout le monde occidental. Casser l’image peut laisser voir le vide en dessous. À La Pire Espèce, on pense que l’art vivant est plus intéressant quand il se tient sur une ligne fine où les accidents sont possibles, acceptables ; et où le spectateur monte les morceaux du puzzle lui-même, où il est forcé de changer son point de vue. »

Le grotesque pose une question, ouverte, sans réponse, et c’est ce qui est super, poursuit Ducas. « Ça vient poser un monde possible sur un monde connu, en discréditant ensuite ce que tu viens de lire pour t’obliger à le réinterpréter. Ce n’est pas un jeu philosophique qui dit “Ce pourrait être A ou B”. Le grotesque dit : “C’est A, et c’est aussi B”. Et on n’est pas actuellement dans une époque de questions : on est dans une époque où on aime avoir vite des réponses et des clés de lecture. Même en arts d’avant-garde. Plusieurs artistes ont fondamentalement envie d’être d’abord compris : mais ça, c’est de la communication. Pas de l’art. »

Masques et grimaces

Dans son travail chorégraphique, Marlene Monteiro Freitas intègre entièrement le visage des danseurs, jusqu’à l’exagération, jusqu’à la grimace ; et particulièrement dans son Bacchantes. Un lien avec les masques grecs ? Tout à fait. « Il y a peu d’informations qui se sont rendues jusqu’à nous sur la manière dont les masques étaient utilisés alors, précise l’artiste. Porter un masque dans la Grèce antique était un geste différent de celui d’aujourd’hui. Ce n’était alors pas être derrière le masque, mais être. Ça m’a libérée, cette idée. Et Dionysos, c’est le Dieu-masque : être devant le masque de ce dieu, c’est être devant le dieu même. Il n’y a pas de différence. »

Bacchantes: Prélude pour une purge

Chorégraphie de et avec Marlene Monteiro Freitas, et avec Cookie, Flora Détraz, Miguel Filipe, Guillaume Gardey de Soos, Johannes Krieger, Gonçalo Marques, Andreas Merk, Tomás Moital, Lander Patrick, Cláudio Silva, Betty Tchomanga, Yaw Tembe. Présentée par le FTA. Au Monument-National les 2 et 3 juin.



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