Les biblios peuvent-elles promouvoir l’existence des ovnis?

Pour Réjean Savard, professeur honoraire à l’École de bibliothéconomie et des sciences de l’information de l’Université de Montréal, les animations en bibliothèque sont le prolongement des collections; il faut qu’elles répondent aux mêmes critères de qualité et d’objectivité.
Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Pour Réjean Savard, professeur honoraire à l’École de bibliothéconomie et des sciences de l’information de l’Université de Montréal, les animations en bibliothèque sont le prolongement des collections; il faut qu’elles répondent aux mêmes critères de qualité et d’objectivité.

« OVNI, hantise et poltergeist, observation de fées, médiumnité et réincarnation. Découvrez des événements paranormaux qui se sont déroulés dans l’arrondissement de Rivière-des-Prairies Pointe-aux-Trembles. » La définition ourlée de fautes des cinq conférences proposées par la bibliothèque de Rivière-des-Prairies par Yves Michel Henuset à partir du 30 janvier prochain a hérissé des résidents de l’arrondissement. À l’heure où les bibliothèques deviennent des tiers-lieu, espaces citoyens de débats, peut-on y parler de tout ? Y a-t-il des limites à l’expression de certains points ? Peut-on tout dire s’il y a la manière ?

« Questions délicates, répond Réjean Savard. Les animations en bibliothèque sont le prolongement des collections ; il faut qu’elles répondent aux mêmes critères de qualité et d’objectivité », explique le professeur honoraire à l’École de bibliothéconomie et des sciences de l’information de l’Université de Montréal. Ainsi, une collection équilibrée peut comprendre son lot de documents sur le ouïja et les ovnis, ou sur le régime cétogène ou par groupes sanguins, s’ils sont contrebalancés par d’autres ouvrages de sciences pures et dures. Différentes voix, différentes visions, qui, quand on y navigue, permettent de développer l’esprit critique ; et tant pis si certains lecteurs demeurent d’un seul côté du prisme.

Les animations, par contre, doivent être dosées, objectives, poursuit M. Savard. « Il faut un équilibre entre le droit à l’information et la liberté de s’exprimer. Ici, est-ce que l’animateur est crédible ? »

Certes, Yves Michel Henuset est un conférencier particulier. Électrochimiste, chercheur au Conseil national de recherches du Canada pendant des années, sa formation fut scientifique. Et il s’intéresse depuis 50 ans à l’ufologie et au paranormal. La bibliothèque de Rivière-des-Prairies a retenu sa proposition d’animation, qui, sur papier, répondait aux critères de neutralité recherchés, selon le chef de division Culture et bibliothèque, Claude Toupin.

Cette proposition venait répondre à une curiosité des usagers. « Il y a un intérêt dans la communauté pour les phénomènes paranormaux, particulièrement ceux qui ont, croit-on, historiquement touché Rivière-des-Prairies, explique M. Toupin. La démarche apparaissait comme scientifique, empreinte d’ouverture, de scepticisme et d’esprit critique. Le paranormal fait partie des sujets délicats, litigieux même, qu’on aborde aussi en bibliothèque, comme la nudité ou les expressions revendicatrices de la culture hip-hop. On cherche la sensibilisation au phénomène. On n’en fait pas l’apologie. On ne le cautionne pas. On estime que les communautés ont des capacités de prise en charge et d’évolution. On s’attend à la présentation de divers points de vue. Et on savait déjà qu’un membre de l’équipe allait être présent au moment des conférences » de M. Henuset, afin de balancer, s’il y a lieu, un manque de neutralité.

Science ou croyance ?

« Mon point de vue est scientifique face à des sujets qui ne le sont pas », explique en entrevue M. Henuset. Inspiré par l’astrophysicien français Camille Flammarion (1842-1925), fasciné par les maisons hantées, le parapsychologue italien Ernesto Bozzano (1862-1943) ou le docteur Raymond Moody et ses expériences de mort imminente, le conférencier présentera des cas qui se sont passés à Rivière-des-Prairies.

Un exemple ? Un phénomène de poltergeist qui aurait eu lieu dans la maison d’une veuve, au coin de la rue Huguet Latour, en 1994. M. Henuset a recueilli le témoignage de la propriétaire. « Le but, explique-t-il, n’est pas de dire : “Regardez ce qu’elle dit, c’est vrai ou pas.” C’est de dire que les phénomènes de poltergeist existent depuis que le monde est monde. Il y en a dans plein de bouquins spécialisés. C’est intéressant de savoir qu’il en est arrivé un ici, dans notre quartier. »

Quelles sont les hypothèses scientifiques ? « Un poltergeist, encore de nos jours les scientifiques n’ont pas d’opinions tranchées sur le sujet, mais des théories […] qui se valent toutes. Personne n’a la vérité absolue. D’où le plaisir d’en discuter parce que c’est comme ça que la science peut avancer. »

Le but n’est pas de dire : “Regardez ce qu’elle dit, c’est vrai ou pas.” C’est de dire que les phénomènes de poltergeist existent depuis que le monde est monde.

Yves Michel Henuset estime que sa position est neutre. « La science ne dit pas qu’un cas est A ou B, à moins d’en avoir des preuves. Si on n’a pas de preuve, on ne peut pas réfuter non plus. Sinon, on remet en question même la croyance de toutes les religions, ou en un dieu. Il n’y a aucune preuve matérielle, ou immatérielle, qu’un dieu existe, ou n’existe pas. On ne peut pas dire qu’il n’existe pas, parce qu’il n’y a pas de preuve absolue de sa non-existence. On n’a pas le droit de dire ça, c’est contre la loi de la science. On ne peut dire ni l’un ni l’autre. »

Nécessaire contrepartie

 

Le problème n’est pas de tenir une conférence en bibliothèque sur le paranormal, estime Marie D. Martel, collègue de M. Savard à l’Université de Montréal, « mais de présenter sous un couvert scientifique ce qui n’en serait pas, ou qui comporterait un biais significatif et qui ferait qu’on serait dans de la fausse représentation. De plus, si on veut faire une conférence informative sur un sujet controversé avec des “faits extraordinaires”, le fardeau de la preuve revient au présentateur. Mais on doit absolument inviter une contrepartie qui aura droit de réponse, qui jouera un rôle critique et évaluera cette preuve. »

« Il y a des centaines d’animations dans les biblios de Montréal chaque année, rappelle Réjean Savard, en général très bonnes. » Que cette série de conférences soit valable ou non, le professeur ne peut trancher sans davantage d’information. « Ce que je déplore, c’est qu’il n’y a plus depuis les défusions de concertation au niveau de la Ville pour les animations. Chaque arrondissement est responsable, sans coordination. On ne profite pas du réseau. Ça prendrait des politiques écrites qui définissent ce qu’est une bonne animation, comme il y en a pour les collections. »

Recruter en biblio ?

Yves Michel Henuset, de son côté, est prêt pour le débat. « Il y a peut-être des gens qui vont venir chercher des réponses à ce qu’ils ont vécu. […] On veut rejoindre le maximum de personnes pour faire en même temps du recrutement de gens qui ont une formation en sciences pour le club Étidorhpa. » Prosélytisme ? Lancé en septembre, sans frais d’adhésion, sans existence sur Internet, comptant pour le moment cinq membres, ce club est une amicale informelle, « de loisirs, exactement au même titre que l’Association québécoise d’ufologie. On ne vend rien. Le but est de diffuser l’information. Il y a des gens qui sont angoissés par ce qu’ils ont vu. Avant qu’ils partent en orbite, il faut les rassurer, leur dire que ça peut être le fruit de leur imagination. C’est un club analytique », affirme M. Henuset.

Les questions des médias ont soulevé des interrogations à la direction de la biblio de Pointe-aux-Trembles. « Au moment où on se parle, je doute de la crédibilité de l’interlocuteur, disait M. Toupin au début de la semaine. On va faire des vérifications. » À l’heure où l’on publiait ces lignes, la série de conférences était maintenue.

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