Le travail invisible ou l’enjeu oublié des féministes

L’auteure Camille Robert en octobre 2017, à l’occasion de la sortie de son livre «Toutes les femmes sont d’abord ménagères»
Photo: Pedro Ruiz Le Devoir L’auteure Camille Robert en octobre 2017, à l’occasion de la sortie de son livre «Toutes les femmes sont d’abord ménagères»

Les ménagères, et leur « travail invisible », ont été les grandes oubliées du mouvement féministe des années 1970. C’est ce qu’avance le livre Travail invisible. Portrait d’une lutte féministe inachevée, dirigé par Camille Robert et Louise Toupin et paru aux Éditions du remue-ménage.

Les textes, rédigés par une vingtaine d’auteures, portent sur le travail invisible dans ses dimensions les plus variées ; travaux de ménagère, tâches de proches aidantes, charge mentale des femmes autochtones qui militent pour leur peuple, de nouvelles arrivantes qui installent leur famille au pays, charge mentale de l’éducation des enfants, travail domestique mal protégé, etc. Toutes ces tâches, peu ou pas du tout payées, demeurent majoritairement effectuées par des femmes. Leur travail entre dans la catégorie des tâches tellement essentielles qu’on n’en parle pas et qu’on le comptabilise encore moins. Si ces tâches n’étaient pas effectuées pourtant, c’est toute la société qui serait déstabilisée.

De plus, elles sont en progression dans le monde, comme l’établissent Camille Robert et Louise Toupin dans le texte d’introduction de l’ouvrage, qui fait un lien direct entre cette progression et les principes capitalistes.

« Qui plus est, écrivent-elles, le travail invisible “en général” est en continuelle progression partout, suivant le principe du capitalisme. Cette recherche patronale du profit à tout prix et du travail humain au plus bas coût possible découle en effet de la logique interne qui gouverne le système économique capitaliste et s’accentue avec la mondialisation du capital en cours. On assiste à l’extension du domaine de l’invisibilité, bien au-delà de l’espace domestique. »

Il n’y a pas eu de victoire significative du mouvement féministe sur le front du travail invisible, par rapport aux autres dossiers féministes

Mais c’est sur la situation québécoise du travail invisible que l’ouvrage se concentre, dévoilant du coup les dissensions qui minent ou qui ont miné le mouvement féministe d’ici. Pour la slameuse Stella Adjokê, les femmes racisées n’ont pas encore eu le privilège de se pencher sur l’épineuse question du travail invisible. « Faire les courses et nettoyer la maison peut aussi fournir une sorte d’échappatoire pour oublier le stress continu de ce système violent qui ne peut pas nous voir », écrit-elle, avant d’ajouter : « Mon impératif premier en tant que femme noire n’est pas de m’émanciper du système patriarcal, mais que les femmes et les hommes noirs s’affranchissent ensemble d’un système qui les oppressent conjointement. »

L’identité de ménagère

Pour Camille Robert, qui signait l’an dernier un autre ouvrage sur le sujet chez Somme toute, Toutes les femmes sont d’abord ménagères. Histoire d’un combat féministe pour la reconnaissance du travail ménager, « il n’y a pas eu de victoire significative du mouvement féministe sur le front du travail invisible, par rapport aux autres dossiers féministes », dit-elle en entrevue. Le mouvement féministe a préféré se mobiliser davantage sur la place des femmes sur le marché du travail. « Le travail invisible, ça n’est certainement pas l’opinion qui a gagné » lorsqu’il a fallu prendre des orientations, ajoute-t-elle. « Historiquement, le mouvement féministe, dans son ensemble, n’a pas pris en main le dossier du travail invisible », renchérit Hélène Cornellier.

Dans un chapitre qui retrace l’historique de la lutte pour la reconnaissance du travail invisible au Québec, Camille Robert évoque la possibilité que la réticence des femmes à se définir comme ménagères ait freiné le militantisme à cet égard. « Il y a également un malaise, pour plusieurs femmes, à se revendiquer de l’identité de ménagère, alors qu’une proportion toujours plus importante d’entre elles occupe un emploi salarié. Conséquemment, les réticences à se mobiliser à partir de ce statut ont miné la possibilité d’un front commun féministe d’une envergure semblable, par exemple, pour le compte de la lutte pour le droit à l’avortement et à la contraception qui s’est déroulée à la même époque », écrit-elle.

Dans un autre chapitre, Hélène Cornellier détaille en chiffres la situation du travail invisible au Québec, à partir de statistiques gouvernementales. En 2010, écrit-elle, 91 % des femmes consacraient 3,7 heures par jour aux activités domestiques, et 79 % des hommes y consacraient 2,5 heures par jour. Du côté des aidants naturels, en 2015, pour « la majorité des personnes de 65 ans et plus (86 %) à domicile, 70 % des soins personnels et des services donnés aux personnes âgées le sont par les familles, généralement par les femmes », écrit-elle. Le tournant néolibéral, qui a poussé dans la sphère privée des soins de santé autrefois dispensés au public, n’a sûrement rien fait pour arranger les choses, ajoute Camille Robert en entrevue.

Selon les thèmes traités, les auteurs proposent différentes avenues pour revaloriser ce travail. Dans le dossier des proches aidants, Irène Demczuk suggère notamment l’établissement d’un dispositif d’évaluation des besoins des personnes aidées ainsi qu’un mécanisme de consentement à prendre soin d’un proche. Le tout accompagné d’une augmentation des services publics de soutien à domicile et de mesures financières. Au chapitre portant sur les aides familiales, Myriam Dumont-Robillard dénonce le système de l’employeur unique associé au permis de travail, qui fait entrave à la liberté et à l’indépendance des femmes.

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