Le double jeu de Kevin Spacey

Dans la vidéo titrée «Let Me Be Frank» (un jeu de mot pour dire «laissez-moi être Frank [Underwood]» ou «franc»), la mise en abyme est constante.
Image: YouTube Dans la vidéo titrée «Let Me Be Frank» (un jeu de mot pour dire «laissez-moi être Frank [Underwood]» ou «franc»), la mise en abyme est constante.

Ambiguë, étrange, bizarre, gênante, voire choquante — et néanmoins vue plus de 7 millions de fois sur YouTube —, la vidéo mise en ligne lundi par l’acteur Kevin Spacey a suscité depuis des réactions de grande perplexité. Un geste « rare » et « risqué », mais qui souligne que les réseaux sociaux jouent plusieurs rôles à la fois, estime un expert.

« Ça confirme que c’est devenu un environnement de diffusion extrêmement puissant en raison de la capacité à rejoindre sans aucun filtre une bonne partie de l’humanité », notait mercredi Pierre Trudel, professeur de droit à l’Université de Montréal et spécialiste des questions liées aux technologies de l’information.

« Il n’y a pas ici de jugement éditorial qui intervient, pas d’activité journalistique qui vient évaluer le bien-fondé du propos et l’opportunité de le porter à l’attention du public, ajoute M. Trudel. Quelqu’un peut décider, sur un coup de tête ou par une stratégie bien mûrie, d’accéder à la parole publique. »

C’est ce qu’a fait la star américaine le 24 décembre, avec le retentissement que sa notoriété assurait à la démarche. Quelques heures à peine après que les médias eurent révélé qu’il sera bientôt formellement inculpé pour attentat à la pudeur contre un adolescent, Kevin Spacey a publié une vidéo de trois minutes dans laquelle il semble se glisser dans la peau de son plus célèbre personnage, le Frank Underwood de la série House of Cards.

Confondant

 

On utilise ici le verbe « sembler » parce que… rien n’est clair. Ou plutôt : Kevin Spacey a voulu s’assurer que tout resterait confondant et flou — tant dans les intentions que dans le résultat.

Celui qui est accusé d’agressions sexuelles par plusieurs hommes y décline un texte soigneusement rédigé, où chaque phrase pourrait à la fois s’appliquer à sa situation personnelle ou à celle, fictive, de Frank Underwood — le président machiavélique qui a été effacé de House of Cards quand les allégations ont commencé à pleuvoir sur son interprète. La dernière saison de la série se déroule ainsi après son décès.

Dans la vidéo titrée Let Me Be Frank (un jeu de mot pour dire « laissez-moi être Frank [Underwood] » ou « franc »), la mise en abyme est constante. L’acteur s’adresse aux spectateurs comme son personnage le faisait dans la série, en utilisant le même accent du Sud, la même manière cryptée de parler et les mêmes gestes.

Quelqu’un peut décider, sur un coup de tête ou par une stratégie bien mûrie, d’accéder à la parole publique

 

« Si je n’ai pas payé pour les choses que nous savons que j’ai faites, je ne vais certainement pas payer pour les choses que je n’ai pas faites, soutient-il. Bien sûr, ils diront que je suis irrespectueux, que je ne joue pas selon les règles. Comme si j’avais déjà joué selon les règles de qui que ce soit. » Kevin Spacey — ou Frank Underwood ? — ajoute que « malgré les balivernes, l’animosité, les manchettes, la destitution sans procès, malgré ma propre mort, je me sens étonnamment bien ».

Pourquoi ?

Depuis la mise en ligne de la vidéo, les commentaires interloqués se succèdent. « Je suis déconcertée, je ne comprends pas ce qu’il essaie de faire et pourquoi il a choisi de le faire en tant que Frank Underwood, [un personnage qui est] un menteur notoire », s’étonnait parmi d’autres une journaliste américaine interrogée dans le cadre de l’émission NewsHour de PBS.

« Je suis sûre qu’aucun des hommes qui étaient des enfants lorsqu’ils ont été agressés sexuellement apprécie l’étrange vidéo de Kevin Spacey », a commenté l’actrice Patricia Arquette. « C’est non, tout simplement non. »

Pierre Trudel a lui aussi été surpris de voir le sketch de Kevin Spacey. « C’est très rare et très risqué » d’utiliser les réseaux sociaux pour répondre, même indirectement, à des allégations d’agressions ou d’inconduites sexuelles, relève-t-il. « Dans la plupart des pays de common law, comme le Canada, ce genre de déclaration pourrait être resservie à l’accusé et faire l’objet d’un contre-interrogatoire, dit M. Trudel. C’est pour ça que la plupart du temps, les avocats vont recommander aux accusés de ne pas faire de déclaration. »

M. Trudel note que Kevin Spacey se tient sur une ligne où il est « très difficile de faire la différence entre la fiction et la réalité ». « Il joue sur deux tableaux : il évoque son éviction de House of Cards, qui n’a rien de criminelle mais qu’il présente comme une sorte de condamnation. Et c’est peut-être une explication [de sa sortie] : faire un parallèle entre la série et sa vie privée. Il y a en tout cas un rappel des ambiguïtés de la série, qui montre à quel point la fiction et la réalité peuvent être amalgamées. »

Le professeur du Centre de recherche en droit public (et chroniqueur invité au Devoir) relève que la démarche s’inscrit dans une réalité « inédite » : celle où le « théâtre des réseaux sociaux permet à chacun de raconter son histoire, telle qu’il l’entend, dans les conditions qu’il a choisies, contrairement à la tribune judiciaire ». Dans le contexte du mouvement #MeToo, c’est vrai pour ceux qui accusent… mais ce peut l’être aussi pour ceux qui veulent se défendre.

Au Québec, le chanteur Luck Mervil avait lui aussi eu recours à une vidéo maison pour s’expliquer après avoir été reconnu coupable d’un chef d’accusation d’exploitation sexuelle, au printemps 2018. Dans son cas, l’intervention survenait après que la sentence fut tombée, et elle se faisait à visage découvert. Cela dit, Luck Mervil avait promis de mettre en ligne une autre vidéo pour dire ce qu’il a « pensé de la façon d’agir des médias » : il a finalement laissé tomber.

Homosexualité

 

C’était la première sortie publique de Kevin Spacey depuis octobre 2017, quand son nom s’est ajouté à la liste des vedettes tombées dans la foulée du mouvement #MeToo. Accusé d’avoir tenté d’agresser sexuellement un adolescent de 14 ans dans les années 1980, Spacey s’était excusé (sur Twitter) pour son comportement… tout en profitant de l’occasion pour faire sa sortie du placard et expliquer qu’il assumait maintenant son homosexualité.

Plusieurs avaient dénoncé le lien que Spacey semblait établir entre homosexualité refoulée et pédophilie.

Accusation contre Kevin Spacey: la victime présumée a filmé une partie de l’agression

New York — Le jeune homme qui accuse Kevin Spacey de l’avoir agressé sexuellement près de Boston à l’été 2016 a filmé une partie de l’agression, selon la plainte obtenue par l’AFP, alors que l’acteur est attendu au tribunal début janvier.

M. Spacey, 59 ans, doit comparaître le 7 janvier au tribunal de Nantucket pour se voir notifier son inculpation pour « attentat à la pudeur et coups sur une personne de plus de 14 ans ». Il risque, s’il est condamné, une peine maximale de cinq ans de prison.

Le jeune homme, identifié comme William Little et qui était âgé de 18 ans lors de l’agression présumée, dans la nuit du 7 au 8 juillet 2016, a raconté à la police avoir envoyé des messages sur Snapchat, dont une vidéo, à sa petite amie, depuis le bar-restaurant Club Ca de Nantucket, où il était avec l’acteur, selon la plainte.

L’accusation de Nantucket est la seule pour l’instant à aller jusqu’à l’inculpation, mais des enquêtes ont été ouvertes contre Kevin Spacey à la suite d’autres allégations, à Los Angeles et à Londres, où il a dirigé le théâtre Old Vic pendant 11 ans.


À voir en vidéo