
Le 305, de Bellechasse change de propriétaire

L’immeuble sis au 305, rue de Bellechasse à Montréal change de propriétaire. La bâtisse centenaire de 80 000 pieds carrés sur quatre étages a été acquise par Brandon Shiller et de Jeremy Kornbluth. Évoquant l’historique de développement de ces deux promoteurs, plusieurs des nombreux artistes dont les ateliers sont logés rue de Bellechasse sont inquiets : ils craignent une hausse des loyers qui les pousserait à quitter.
« J’ai vendu, et c’est triste parce que j’ai passé presque toute ma vie ici », a confié au Devoir l’ex-propriétaire, Howard Shiff. La bâtisse appartenait à sa famille depuis 1948. « Ma soeur était copropriétaire. À 80 ans, elle voulait en sortir. Je n’avais pas assez d’argent pour racheter sa part, et quelqu’un m’a fait une bonne offre… J’ai 76 ans. C’est le temps pour moi maintenant de voyager, avec ma femme… »
Simple transaction immobilière ? Parmi la quarantaine d’artistes qui ont un atelier dans l’immeuble, plusieurs craignent de reconnaître un parcours « classique de gentrification, qui fait que les artistes sont toujours repoussés, repoussés de plus en plus loin », indique le peintre et graveur Sylvain Bouthillette, qui a été, il y a 28 ans, un de premiers à y créer.
« On ne veut pas anticiper des conflits, car on n’a pas eu de contacts encore avec les nouveaux propriétaires », indique de son côté David Lafrance, qui y loue depuis 21 ans un atelier de 1000 pieds carrés. Son loyer y est actuellement de 950 $ par mois. « Mais il suffit de chercher leur historique d’acquisition pour s’inquiéter », poursuit le peintre et sculpteur. « Leur tendance est de faire une espèce de nettoyage, par rénovations, des édifices, avec relogement ou éviction des locataires ». Messieurs Shiller et Kornbluth ont ainsi acquis récemment l’immeuble au coin de Saint-Laurent et Saint-Viateur qui abritait le café-resto-institution-artistique Le Cagibi, augmentant le loyer de ce dernier de 3417 $ par mois à 7500 $. Le Cagibi a plutôt choisi de déménager.
« Les nouveaux propriétaires m’ont dit qu’ils veulent respecter l’esprit de la bâtisse », indique Howard Shiff, « qu’ils aiment la clientèle. Ils veulent faire des rénovations, mettre l’immeuble à jour, le rendre un peu plus moderne. Mais s’ils font autre chose, il n’y a rien que je peux faire… » M. Shiff a-t-il inclus des clauses protégeant les locataires actuels ou la vocation de l’immeuble ? « Non. Mais ce n’est pas dans l’entente de jeter du monde dehors. Ils ont été très clairs à ce sujet. »
Inquiétudes, poussière et rénovation
Les artistes réagissent mal à la nouvelle, qu’ils ont apprise dimanche, selon M. Bouthillette. « On a l’impression que ça va être la même chose que sur Parthenais [édifice Grover] ou au pôle de Gaspé. Ils vont changer quelques portes, mettre ça design, et augmenter les loyers assez pour qu’on soit obligés de partir. »
« Avoir des ateliers de peinture et de sculpture, ça ne marche juste pas avec l’idée de rénover, renchérit M. Lafrance. Tu ne peux pas avoir de beaux planchers, une colonne sablée et des espaces de bureaux dans un lieu où à côté tu travailles la matière et où ça fait de la poussière. » Si les nouveaux propriétaires n’ont pas répondu aux demandes du Devoir, le nouveau gestionnaire du bâtiment, Benjamin Silver, a échappé, avant de refuser tout autre commentaire, que « les artistes n’avaient aucune raison de s’inquiéter ».
Christine Gosselin, conseillère de Rosemont–La Petite-Patrie et responsable de l’urbanisme, a indiqué vouloir attendre d’avoir plus d’information, entre autres sur les intentions des propriétaires, avant de se positionner. « On est aux aguets. Il est clair qu’on va vouloir protéger ce pôle créatif », a-t-elle toutefois précisé.
« Il y avait une volonté de l’ancien propriétaire, M. Shiff, de garder les artistes au 305, de Bellechasse », poursuit M. Lafrance. « Ils n’ont fait que des rénovations minimales, qui respectent l’intégrité de l’immeuble et l’échelle humaine, sans aucune volonté spéculative ; les plus anciens locataires avaient de meilleurs prix. M. Shiff était ici, presque tous les jours. Il est venu nous faire ses adieux ce matin, c’était très émotif. »
Pourquoi était-ce important pour M. Shiff de conserver la présence des artistes dans son immeuble ? « Parce que j’aime l’art ! » statue-t-il comme une simple évidence. « Les artistes étaient fair avec nous, on a toujours été fair avec eux. On a respecté le fait qu’ils faisaient un métier dur. On n’a jamais augmenté le loyer de plus de 2 ou 5 %. Il n’y avait qu’une condition pour venir ici : travailler pour avoir du succès », s’amuse M. Shiff, nommant avec plaisir les locataires actuels : l’entreprise Bella Pella, un designer industriel, un designer informatique, des avocats, des architectes, et une longue, longue liste d’artistes visuels et de photographes.