Porte ouverte aux exportations de biens culturels

Cette décision pourrait faciliter, par exemple, la sortie du pays d’oeuvres de Kahlo ou de Chagall, tout en continuant de protéger les Riopelle, Carr et Krieghoff.
Photo: Christophe Simon Agence France-Presse Cette décision pourrait faciliter, par exemple, la sortie du pays d’oeuvres de Kahlo ou de Chagall, tout en continuant de protéger les Riopelle, Carr et Krieghoff.

Le mécanisme légal qui permet de retenir temporairement au pays une oeuvre d’art majeure signée par un artiste étranger vient d’être démonté par une décision du ministère du Patrimoine canadien. Désormais, pour être jugé « d’importance nationale », un objet doit « avoir un lien direct avec le patrimoine culturel propre au Canada ». Car le ministère a décidé de suivre un jugement de la Cour fédérale rendu le 12 juin dernier qui rétrécit la notion « d’importance nationale » utilisée depuis 41 ans pour évaluer les biens culturels, a appris Le Devoir.

Cette redéfinition, aussi technique soit-elle, a des impacts directs sur l’exportation des oeuvres, l’attestation de biens culturels et la donation aux musées. Elle pourrait faciliter, par exemple, la sortie du pays d’oeuvres de Kahlo ou de Chagall, tout en continuant de protéger les Riopelle, Carr et Krieghoff.

Pour le muséologue Yves Bergeron, appliquer ce nouveau concept « d’importance nationale » équivaut à « demander aux musées d’aller à l’encontre de leur mandat, pourtant défini par les lois [fédérale et provinciale]. Oui, on veut que nos musées mettent l’accent sur le Canada, mais pas seulement, car il faut aussi un volet encyclopédique », estime le titulaire de la Chaire de recherche Musées, gouvernance et droit culturel.

Patrimoine canadien a envoyé une note de service le 18 juillet aux experts-vérificateurs en vertu de la Loi sur l’exportation et l’importation des biens culturels. Ces derniers, des spécialistes travaillant pour les grands musées, examinent les demandes d’exportation permanentes et peuvent invoquer « l’importance nationale » pour retenir un bien six mois au pays par le truchement de l’indépendante Commission canadienne d’examen des exportations des biens culturels (CCEEBC). Ce délai fournit « aux [musées canadiens] l’occasion d’acquérir des biens culturels importants menacés d’exportation permanente », comme le détaille le mandat de la Commission.

Dorénavant, les exemples de critères qui répondent à la nouvelle norme « seraient notamment : une origine ou un sujet canadien, un lien avec le public canadien ou une incidence sur le développement d’un aspect de la vie au Canada », lit-on dans la note de Patrimoine canadien. La CCEEBC a décidé aussi de suivre cet esprit.

« Cette décision a un impact réel sur la façon dont la CCEEBC va traiter ses dossiers », poursuit le professeur Bergeron. « Ça risque de faciliter l’aliénation de beaucoup d’oeuvres des collections des musées et la sortie d’oeuvres importantes pour le patrimoine mondial, mais pas pour le patrimoine canadien. Ça change complètement les règles du jeu. »

Nos traditions culturelles

 

Cette redéfinition survient à la suite d’une décision du juge Manson de la Cour fédérale. La maison d’enchères Heffel, estimant que la CCEEBC a rendu une décision déraisonnable lors d’une demande de licence d’exportation, l’a portée devant les tribunaux. C’est sur la définition des termes « d’importance nationale » que le litige s’est joué. Or, bien que la procureure générale du Canada ait interjeté appel et qu’une demande de suspension soit consentie, imposant le statu quo, Patrimoine canadien et la CCEEBC ont tout de même décidé de respecter les conclusions du jugement Manson.

Comment allons-nous construire une société inclusive si nous excluons, au niveau national le plus élevé, la donation d’œuvres signées par des maîtres internationaux?

 

« Il est déraisonnable, y est-il écrit, d’appliquer les dispositions de la Loi à tout objet qui favorise la connaissance ou l’étude des traditions culturelles des Canadiens, lorsque l’expression “traditions culturelles” incorpore le multiculturalisme du Canada, et donc le patrimoine culturel des peuples à l’échelle mondiale. Une telle interprétation pourrait déraisonnablement englober toute oeuvre présentant des qualités esthétiques ou une utilité pour effectuer des études. […] le lien avec le patrimoine canadien doit être plus direct que le fait que le Canada est un pays multiculturel et que les Canadiens pourraient vouloir étudier les traditions de l’un des nombreux pays d’où auraient pu provenir leurs ancêtres. »

« La cause étant en ce moment devant les tribunaux, Patrimoine canadien ne peut commenter davantage » ce dossier, a répondu le ministère aux questions du Devoir.

Maîtres canadiens, maîtres d’ailleurs

« Comment allons-nous construire une société inclusive si nous excluons, au niveau national le plus élevé, la donation d’oeuvres signées par des maîtres internationaux ? » s’insurge Hilliard T. Goldfarb, conservateur en chef adjoint au Musée des beaux-arts de Montréal. « Le vrai travail serait de protéger ces oeuvres de futures exportations. Sinon, on impose des restrictions dramatiques à notre patrimoine. Je pense que cette décision a de lourdes conséquences pour la réputation du Canada. Et qu’elle va décourager les futurs donateurs », estime le conservateur des maîtres anciens.

« Conscients que la décision de la Cour fédérale aura un impact sur nos activités, nous partageons les inquiétudes formulées par nos collègues d’autres musées et demeurerons à l’affût du jugement de l’appel », indique le Musée d’art contemporain de Montréal. Même point de vue aux musées de la civilisation. « Les incidences de ce jugement sont extrêmement importantes pour les collections des musées, mais aussi pour le patrimoine collectif canadien. Éventuellement, si rien n’est fait, des donateurs risquent d’y repenser avant de donner », avance le directeur général Stéphan La Roche.

Le ministère de la Culture et des Communications, de son côté, « est conscient que le jugement pourrait avoir une répercussion pour les musées nationaux. Cela dit, les musées nationaux québécois ont l’obligation […] d’adopter une politique générale de gestion des collections et le ministère s’assure que cette exigence est respectée. Par ailleurs, [ils] sont autonomes dans l’administration de leur politique de gestion des collections. »

Sur le plan juridique, les deux parties ont convenu d’abréger les délais autant que possible lors de l’appel, comme le précise Julie Mouris, de la firme Conway Baxter Wilson, qui représente la maison Heffel.

D’ici là, la CCEEBC propose une alternative pour les demandes d’attestation de biens culturels : répondre à la notion établie dans la décision Heffel ou attendre que la Cour d’appel fédérale ait rendu son jugement. Selon les délais habituels, ce pourrait être fin 2018 ou au début de 2019.


La décision Heffel

Le 12 juin dernier, le juge Michael Manson de la Cour fédérale a donné raison à la maison de vente aux enchères canadienne Heffel. Cette dernière a vendu en 2016, pour un collectionneur privé, une huile de l’impressionniste français Gustave Caillebote (1848-1894), Iris bleus, jardin du Petit Gennevilliers (1892), à une galerie commerciale de Londres. La licence d’exportation permanente a été refusée pour cette toile en vertu de la loi, permettant au Musée des beaux-arts de l’Ontario, comme le mécanisme de la Commission canadienne d’examen des exportations de biens culturels le permet, de déposer une intention d’achat de valeur exactement égale, à 678 500 $. Ainsi, l’oeuvre aurait pu rejoindre la collection d’un musée canadien et rester au pays. Heffel, estimant que la Commission avait rendu une décision déraisonnable, a porté l’affaire devant les tribunaux. La décision, en sa faveur, sera portée en appel.


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