Le «Crowd Work Show» de Jay Du Temple: quand un humoriste cuisine ses spectateurs

L’humoriste Jay Du Temple fera une heure complète d’impro­visation au Bordel avec son «Crowd Work Show».
Photo: Catherine Legault Le Devoir L’humoriste Jay Du Temple fera une heure complète d’impro­visation au Bordel avec son «Crowd Work Show».

« C’est-tu juste moi où vous ressemblez au bonhomme du Monopoly ? » En une phrase, Jay Du Temple retournait une situation potentiellement catastrophique en un moment d’euphorie collective, lors d’un spectacle privé réunissant pour Noël les employés d’une entreprise.

« Le crowd work, ça m’a souvent sauvé la vie, raconte l’humoriste. Cette fois-là, j’étais à Rimouski, personne ne me connaissait, et je passais juste après l’hommage au grand boss, qui remettait la compagnie à son fils. Quand j’ai commencé, tout le monde pleurait encore. Je n’avais pas le choix d’en parler. Après avoir blagué sur la ressemblance du monsieur avec le bonhomme du Monopoly, je me suis mis à roaster le fils : “Tu penses que tout le monde t’aime ici, mais dans le fond, tout le monde te déteste : t’es le fils du boss !” Ça m’a beaucoup aidé, parce que, ce soir-là, le matériel que j’avais préparé ne fonctionnait pas du tout. »

Vous venez d’où madame ? Que faites-vous dans la vie ? C’est votre mari, à côté de vous ? Malgré l’obsession du monde du rire pour la blague parfaitement construite, dont l’efficacité aura été éprouvée pendant plusieurs dates de rodage, cuisiner son public — ce que l’on appelle communément du crowd work — demeure la stratégie de choix de l’humoriste lorsque vient le temps de nouer un lien avec ses spectateurs, ou de dompter une foule récalcitrante et distraite, voire agressive.

Mais une heure complète d’improvisation, avec comme seul tremplin les réponses que fourniront les spectateurs à ses questions ? C’est l’aventure téméraire dans laquelle s’engage Jay Du Temple, qui montera ce soir (ainsi que le 20 août) sur la petite scène du Bordel, avec rien d’autre en poche que sa curiosité et son sens de la répartie, pour son Crowd Work Show.

Cuisiner les spectateurs selon Jay Du Temple

 


Vous avez perdu la tête, jeune homme ? Nous connaissons le numéro de téléphone de psychologues très compétents, vous savez ? « Mon Crowd Work Show, c’est une façon de revenir à la base, de me mettre en danger », répond (plus sérieusement) celui qui redevient cet automne le chaperon télévisuel des libidineux concurrents d’Occupation double, et qui amorçait en juin la tournée de son premier one-man show, Bien faire.

« C’est la première fois de ma vie que je sais ce qui est à mon horaire jusqu’en 2020, et j’ai un peu peur de tomber dans mes pantoufles. Le crowd work, ça aide à reconnecter avec son véritable instinct comique, à trouver son humour à soi, sa vraie personnalité, parce que ce que tu utilises, ce sont souvent les premières idées qui te viennent en tête, que tu ne peux pas filtrer. Et c’est une bonne manière de se rappeler qu’un spectacle d’humour, même quand c’est écrit, c’est un dialogue entre la personne sur scène et le public. »

Vulnérabilité partagée

 

Héritage de burlesque et de ses comédiens qui déliraient à partir d’un canevas sommaire, la pratique du crowd work témoigne aussi de l’époque glorieuse des cabarets, où un animateur liait, grâce à ses plaisanteries, les différents numéros d’un spectacle de variétés. « Un Jacques Normand s’adressait au public et l’interaction l’amenait à improviser », explique l’historien de l’humour Robert Aird.

Aux États-Unis, le regretté Don Rickles aura érigé sa carrière autour de sa capacité à asticoter souvent très rudement, bien que sans se les aliéner, les malheureux (très chanceux) assis au premier rang. « Le crowd work, quand c’est bien fait, ça rend soudainement les gens juste assez vulnérables pour comprendre l’état de vulnérabilité dans lequel se place l’humoriste », observe le musicien Frédéric Lambert, un boulimique d’humour qui commente des spectacles de stand-up à l’émission Médium large d’ICI Première.

C’est en animant de 2014 à 2017 les lundis de l’humour au bar Le Jockey que Jay Du Temple a affiné des outils rhétoriques lui permettant à la fois de provoquer l’hilarité à partir de la matière que lui fournit la salle, mais aussi d’endiguer l’emploi abusif des téléphones intelligents et les vociférations de clients avinés. Un travail périlleux, digne du fil de fer, à accomplir en respectant les frontières imposées par son personnage de beau-frère-très-cool-mais-pas-de-façon-menaçante, qui ne pourrait jamais injecter autant de venin dans ses vannes qu’un Sugar Sammy.

« Au début, j’étais juste habité par la peur. Je ne pouvais pas vivre avec le fait que ça ne rit pas pendant quelques secondes. Un spectateur me disait son nom et j’essayais tout de suite de puncher », se souvient-il en évoquant la salutaire influence de l’Américain Todd Barry et de son ton très posé (la captation de son Crowd Work Tour est disponible sur Netflix). « Au Jockey, j’ai appris à me calmer, à savourer un silence. Quand tu prends ton temps et que tu poses trois, quatre questions à quelqu’un, tu finis souvent par trouver l’information étonnante qui vaut la peine et qui va tuer tout le monde. Mais pour ça, il faut que tu t’intéresses aux gens pour vrai. »

À la recherche du moment de grâce

 

« Quand tu fais du crowd work, tu te mets “en mode survie”, et t’es tellement prêt à dire n’importe quoi que tu peux te mettre le pied dans la bouche », confie Jay Du Temple, qui sait trop bien qu’un Michel Courtemanche a déjà torpillé sa carrière en se livrant à un exercice similaire à celui auquel il se soumettra au Bordel.

Pourquoi alors s’y risquer ? Parce que des moments de grâce surgissent de cette marche à tâtons dans les dédales silencieux du rire à trouver, mais sans doute aussi parce qu’on ne se sent jamais autant en vie que lorsque l’on a frôlé la mort.

Au coeur d’une époque assoiffée d’authenticité, le moment — bref ou long — durant lequel l’homme ou la femme sur scène échange avec ceux qui ont placé leur soirée entre ses mains permet de dilater l’instant présent et d’en souligner la singularité. Ce qui se passe ici ce soir ne se reproduira jamais.

« Malgré toutes les tensions qu’on vit dans le monde de l’art présentement autour de qu’est-ce qu’on a le droit de dire ou pas, le crowd work nous ramène au fondement de ce qu’est l’humour, c’est-à-dire se retrouver dans un lieu fermé où on a le droit de rire de tout, pense Frédéric Lambert. Le crowd work, ça nous permet de ne pas oublier qu’on est tous un peu niaiseux. »

Quand le « crowd work » tourne mal

Les lignes que lance à l’eau un humoriste ne se transforment évidemment pas toujours en pêche miraculeuse. Au contraire. « Un de mes pires moments de crowd work s’est passé au Jockey, raconte Jay Du Temple. Je demande à un gars : “Qu’est-ce que tu fais dans la vie ?” et il me répond : “J’ai le cancer !” Dans ce bar-là, il fait tout le temps chaud, mais là, c’était glacial. Ce qui m’a sauvé, c’est que je venais de faire six minutes en me plaignant que j’avais un rhume, alors j’ai répondu au gars : “T’aurais pas pu me dire ça avant que je chiale sur ma petite toux ?” Il est venu me voir après pour s’excuser et pour me dire qu’il aurait été super à l’aise que je rie de sa maladie, mais la foule, elle, ne l’aurait pas été. »


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