Qui a le droit de rire de quoi, et surtout de qui?

Neev, humoriste juif québécois, né de parents d’origine marocaine et française, peut imiter autant d’accents que Gregory Charles connaît de chansons pop.
Photo: Catherine Legault Le Devoir Neev, humoriste juif québécois, né de parents d’origine marocaine et française, peut imiter autant d’accents que Gregory Charles connaît de chansons pop.

C'est l’histoire d’un Français, d’un Juif et d’un Irlandais qui rentrent dans un bar. Connais-tu la différence entre un Québécois pis un Ontarien ? Une fois, c’est un Algérien qui demande à un Marocain… Enlevez le facteur ethnoculturel du répertoire de blagues de Gilles Latulippe, ou de celui de votre oncle (pas si) préféré, et observez-le s’effondrer d’un seul coup — ce qui ne serait peut-être pas si tragique que ça, après tout. Mais que resterait-il de notre capacité à rire de la condition humaine si nous nous empêchions de rire de ce qui caractérise les différents peuples ?

« Ce serait la mort ! » répond très dramatiquement Neev à cette question purement rhétorique. L’humoriste juif québécois, né de parents d’origine marocaine et française, peut imiter autant d’accents que Gregory Charles connaît de chansons pop. « Mais ce que je fais sur scène, ce n’est pas me moquer des gens. C’est rire d’eux et de moi avec eux. Et c’est important de faire ça, parce que ça veut dire qu’on se respecte et qu’on se considère. »

S’il n’est donc évidemment pas question d’interdire d’employer les mœurs, coutumes et autres singularités propres à chaque nation comme tremplin comique, la question de la légitimité d’un artiste à générer de la rigolade à partir de cette matière première, elle, apparaît de plus en plus délicate à la lumière d’un certain récent débat sur l’appropriation culturelle ? Qui a le droit de rire de quoi ?

« Je demande souvent : “C’est quoi, l’intention du gag ? Est-ce que c’est de faire rire aux dépens de quelqu’un ou de dénoter une différence ?” explique Neev. Ce dont je parle, moi, c’est du Québec, man. Du Québec d’aujourd’hui. Je raconte ma vie et ça adonne que ma vie est traversée par toutes sortes de personnages et que j’ai une habileté pour les accents. Je suis allé au collège Stanislas, où le québécois n’était qu’un accent parmi tant d’autres. Mais quand je fais des accents, je les fais finement. Je ne suis pas Michel Leeb [humoriste français souvent accusé de racisme], le Gaulois qui se fout de la gueule de l’Africain de façon caricaturale. L’humour ethnique, c’est quand c’est mal fait que ça ne passe pas. »

« Habituellement, quand tu soulignes une différence, tu soulignes aussi paradoxalement une similarité », fait observer (en anglais) Matteo Lane, un humoriste américain de descendance italienne qui participe à la dixième édition de l’Ethnic Show, une tradition du festival Just for Laughs réunissant, comme aux Olympiques, différents représentants de différents pays. Leurs drapeaux auréolent même leurs binettes sur l’affiche de l’événement. « Les gens ne viennent pas à un spectacle comme celui-là parce qu’ils veulent entendre des blagues d’Italiens, mais plutôt pour connaître ce qu’ils ont en commun avec les Italiens. »

Savoir de quoi on parle

 

Lors d’une récente entrevue, l’humoriste Alexandre Forest confiait éprouver un malaise devant certains collègues de la relève, blancs et hétérosexuels, se plaisant à singer sur scène « la voix de l’homme noir, du Chinois, du gai ».

Ce dont je parle, moi, c’est du Québec, man. Du Québec d’aujourd’hui. Je raconte ma vie et ça adonne que ma vie est traversée par toutes sortes de personnages et que j’ai une habilité pour les accents. Je suis allé au collège Stanislas où le québécois n’était qu’un accent parmi tant d’autres.

« Si j’étais productrice et que mon client utilisait des raccourcis comiques comme ceux-là, je lui conseillerais d’arrêter », lance la chercheuse à l’Observatoire de l’humour, enseignante à l’École nationale de l’humour et blogueuse au Journal de Montréal Christelle Paré. « C’est ce que je lui conseillerais, parce que le public est rendu ailleurs. On vit un âge d’or sur le plan de la créativité en humour et le public suit, alors les jokes du genre “Je suis gai de l’épaule”, on les voit venir des kilomètres à l’avance. »

Il faut aussi idéalement — ça aide toujours dans la vie — savoir de quoi on parle, vous dira Matteo Lane, qui évoque abondamment sur scène son homosexualité. « La base, c’est d’écrire de bonnes blagues. Si tu veux faire des blagues sur les Italiens et que tu t’en remets à des clichés comme la mafia et les pâtes, ce que ça montre, c’est que tu n’as qu’une minuscule compréhension de ce que ça signifie d’être Italien. De la même manière, je n’ai aucun problème à ce qu’un homme hétérosexuel fasse des blagues sur les gais, mais il faut que ça témoigne d’une réelle compréhension de ce que ça signifie être gai. J’en vois plein, à New York, des humoristes qui font des blagues sur les personnes trans en pensant qu’ils sont tellement audacieux, et tout ce dont leurs blagues témoignent, c’est qu’ils ne comprennent pas du tout ce que c’est que d’être une personne trans. »

Faire confiance à l’intelligence

Toutes les nobles intentions du monde ne prémunissent évidemment pas contre d’occasionnels dommages collatéraux. Comment savoir si un spectateur s’esclaffe pour les bonnes raisons ou parce que le stéréotype représenté derrière le micro nourrit ses préjugés ? Neev soupire. « Je ne peux pas aller dans la tête de tous et leur demander : “Pourquoi t’as ri ?” Tout ce que je sais, c’est que ma démarche est bienveillante. Si quelqu’un écoute du jazz parce que c’est extraordinaire sur le plan musical et qu’un autre l’écoute pour prendre de la coke, ce n’est pas le problème du gars qui joue de la trompette. »

« Il faut faire confiance à l’intelligence du public, ajoute Christelle Paré. Les gens ne sont pas tous racistes, hein ? Le public québécois est inondé d’humour et il est de plus en plus connaisseur, de plus en plus difficile à surprendre. »

Alors, pourquoi continuer d’associer un humoriste à son origine, comme à l’Ethnic Show ? Ne devrait-on pas plutôt gommer ces différences au nom de l’inclusion ? « Quand tu es gai ou que tu appartiens à une minorité ethnique, tu es toujours perçu comme le gai de service [the token gay] ou l’ethnique de service, confie Matteo Lane. Et quand tu te retrouves dans cette position, c’est comme si tu devais toujours prouver que tu mérites ta place, que tu n’es pas là juste grâce à ta différence. Je suis fier d’être gai et italo-américain, mais je suis d’abord simplement un humoriste, et c’est ce que je sens pendant l’Ethnic Show : qu’on est juste des humoristes qui font un spectacle ensemble. »

Retirer le facteur ethnoculturel de l’équation comique, ce serait se priver d’un précieux outil aidant au vivre-ensemble. « L’humour est une des disciplines artistiques qui rassemblent le plus, rappelle Christelle Paré. Souligner certaines particularités culturelles, c’est aussi pouvoir se mettre dans les souliers de l’autre. »

The Ethnic Show

Le 21 juillet au Club Soda. Les 24, 25 et 26 juillet au MTelus.

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