«Chute!»: résister à la gravité

On ne va généralement pas au cirque en s’attendant à voir les artistes chuter. Les acrobates français Matthieu Gary et Sidney Pin ont pourtant eu l’idée de centrer une création sur cet élément impondérable de leur art, « un mouvement à la fois tragique et joyeux, voire comique ».
« Le projet de base était d’écrire sur notre métier, de montrer un peu l’envers du décor, explique Gary, joint au téléphone. La chute fait partie de nos répétitions, mais on essaie de l’éviter au maximum devant les spectateurs. » Si tenter de déjouer la force gravitationnelle « est le point de départ de l’acrobatie », la chute appartient aussi à l’expérience humaine. Le spectacle explore sa dimension métaphysique. « Qu’est-ce que ça [représente], symboliquement, de lutter contre une énergie qui nous attire vers le bas ? L’idée de se relever, de la résistance, nous intéressait dans le sous-texte. On part de notre expérience d’acrobate pour ensuite faire de la philosophie, de la poésie. »
Présenté par le festival Montréal complètement cirque, Chute ! prend la forme d’une « conférence spectaculaire », où des séquences parlées, exposant notamment des notions scientifiques, entrecoupent les illustrations pratiques exécutées par les acrobates. En solo ou, très souvent, en duo : « il y en a un qui tombe et l’autre doit le rattraper ou le relever ». L’écriture chorégraphique progresse petit à petit de culbutes « très brutales et bruyantes » à une maîtrise en douceur.
Je n’aime pas du tout cette figure héroïque de l’acrobate. Pas besoin d’avoir 25 ans de pratique ou de peser 40 kilos pour pouvoir faire de l’acrobatie.
La thématique, assure Matthieu Gary, est très riche et permet d’ouvrir sur de grandes questions. Les créateurs ont été inspirés par des auteurs comme Gaston Bachelard, qui a élaboré « toute une réflexion autour du corps aérien, de la légèreté », ou même Nietzsche. « La chute est associée à quelque chose de très négatif. Et j’ai l’impression que Nietzsche en présente une vision inverse : pour lui, cet élan vers le bas est source de puissance. »
Sous le sujet de la chute se profile aussi une question essentielle, qu’on pose dans le spectacle : « Comment continuer à rêver d’envol lorsqu’on sait qu’à la fin, on va tous être attirés vers l’abîme ? Comment rester vivant lorsqu’on sait qu’on va mourir ? »
Démocratiser l’acrobatie
En équilibre entre ludisme et sérieux, entre texte et corps, le spectacle est conçu pour s’adresser à tout le monde — à partir de huit ans. Le duo cherche à établir un rapport de proximité, non théâtralisé, avec les spectateurs qui les entourent. À partager étroitement l’expérience de l’acrobatie afin « qu’ils puissent presque ressentir le bruit d’un corps sur le sol », entendre la respiration de l’artiste.
Il était aussi important pour les créateurs que ce spectacle léger sur le plan technique et scénographique puisse être présenté partout, et pas seulement pour les publics nantis. « L’idée, c’est de se rapprocher le plus possible des gens qui ne font pas d’acrobatie, explique Matthieu Gary. Je n’ai jamais aimé, lorsque je jouais un spectacle, que les spectateurs me disent : “C’est merveilleux, mais je ne pourrais jamais faire ça.” Je n’aime pas du tout cette figure héroïque de l’acrobate. Pas besoin d’avoir 25 ans de pratique ou de peser 40 kilos pour pouvoir faire de l’acrobatie. » Le duo offre d’ailleurs souvent des ateliers autour du spectacle : l’atelier du chuteur.
Chute ! relève donc d’une volonté de démocratiser cet art de la prouesse ? « Sidney [Pin] et moi aimons faire des saltos ; le spectacle est extrêmement physique, dans les traditions de performance du cirque. On adore ce côté extraordinaire, à condition qu’il ne nous éloigne pas du public. À condition qu’il ne soit pas, quasiment, une prise de pouvoir sur lui. Pour nous, c’est un art politique, et tout ce qu’on va donner à voir nous met en relation d’une certaine façon au monde. Alors il faut être vigilants face à ce qu’on va transmettre comme type de rapport, à ce qu’on va raconter, consciemment ou pas. Je trouve que parfois, inconsciemment, le cirque se plante complètement en montrant des rapports de pouvoir et de domination des hommes [sur les] femmes, par exemple… »