La face cachée de la gratuité des musées

Si rendre la culture accessible à tous est une noble intention, certains intervenants du milieu s’inquiètent des difficultés financières que cela pourrait entraîner pour les institutions.
Photo: Jacques Nadeau Le Devoir Si rendre la culture accessible à tous est une noble intention, certains intervenants du milieu s’inquiètent des difficultés financières que cela pourrait entraîner pour les institutions.

Offrir l’accès gratuit pour les Québécois aux musées un dimanche par mois. C’est une des idées phares de la ministre Marie Montpetit et de la nouvelle politique culturelle. Alors que la Société des musées du Québec (SMQ) diffusait jeudi son bilan du premier dimanche gratuit, des critiques fusent du milieu. « Cette mesure est un lapin qui sort d’un chapeau à la veille des élections, improvisée à des fins électorales », illustre en requérant l’anonymat une personne importante du réseau muséal. « C’est une idée citoyenne absolument louable dans l’intention, mais on doit s’interroger sur son application, ses résultats à long terme et ses impacts. »

Le 3 juin dernier, 65 musées étaient ouverts gratuitement, selon le cabinet de la ministre ; 16 autres, saisonniers, s’ajouteront en juillet. La SMQ a comptabilisé, pour 45 musées membres ouverts, 8 722 visiteurs. Plusieurs membres de la SMQ anticipent des pertes financières supérieures à ce qui est prévu par le ministère de la Culture (MCC), même s’il s’est engagé à rembourser toutes les gratuités, indique le directeur de la SMQ, Stéphane Chagnon. « Il faut considérer les coûts anticipés en ressources humaines pour le personnel supplémentaire requis à l’animation, l’accueil, l’entretien et la sécurité. Et des pertes financières anticipées. Nos membres prévoient un déplacement de la fréquentation vers le dimanche. » Une donnée plus ou moins confirmée par un musée, qui a vu la popularité de son samedi précédent et de la semaine suivante fondre. Une autre préoccupation de la SMQ est la baisse potentielle des revenus d’abonnement. « Qui aura intérêt à demeurer membre d’un musée, quand un des grands attraits, c’est l’accès gratuit en tout temps ? demande M. Chagnon. Est-ce que le MCC dédommagera ? Pour l’instant, on ne sait pas. On est en discussion ouverte. »

Le bilan de la SMQ a comptabilisé 117 960 $ en droits d’entrée pour le 3 juin. Pour 2018-2019, le budget Leitão a prévu 600 000 $ pour lancer la mesure. « Si ce montant doit couvrir les 95 musées listés dans le budget, il nous semble qu’il sera insuffisant », estime M. Chagnon, si on le multiplie par les dix mois qui restent d’ici le 31 mars 2019. Le budget prévoit ensuite 1,1 million par année jusqu’en 2023.

La dizaine d’institutions du réseau muséal du Saguenay–Lac-Saint-Jean touchées par la mesure ont décidé de ne pas suivre la demande de la ministre cette année alors qu’elle n’est pas encore obligatoire. « Ça arrive une fois que nos budgets sont planifiés, quand on entame nos saisons touristiques », précise Diane Hudon, présidente. « Il y a un effet de dernière minute dérangeant. » Pour ces musées, 80 % de l’année financière se joue pendant la saison estivale, et la part de visiteurs venant de l’international est importante. Celle qui est aussi directrice de la Vieille Fromagerie Perron de Saint-Prime s’interroge : « On gère ça comment, à la billetterie ? On dit “Toi, tu ne paies pas et toi, à côté, tu paies ?” Comment on fait ça sans créer d’insatisfaction ? » La Vieille Fromagerie a par ailleurs une capacité d’accueil limitée, avec ses 8000 à 10 000 visiteurs par année. « On ne peut pas aller au-delà de notre capacité d’accueil, qui est limitée. Si on se ramasse avec une surpopulation, il va y avoir de l’insatisfaction. »

Que dit la gratuité ?

La mesure, Mme Montpetit l’a dit déjà, est inspirée des musées parisiens. « Le modèle français de financement est différent », rappelle Stéphane Chagnon. « Les musées y sont soutenus à 100 % par l’État », alors qu’ici, ce n’est jamais à plus de 50 % pour les opérations et l’accomplissement de la mission. « Il y a un “mur-à-mur” imposé qui fait sourciller », explique la source confidentielle. Le 30 mai, la SMQ dénonçait aussi l’absence de consultation sur le sujet. Son directeur précise que l’application à l’aveugle se fait sans considérer les multiples visages des musées du Québec, de leurs modèles d’affaires et de leurs clientèles. « On demande au ministère une souplesse dans l’application de cette mesure citoyenne. »

Au Saguenay–Lac-Saint-Jean, le réseau y est aussi allé de ses propositions, dont celle « de ne pas toucher à la saison touristique. Juin, juillet, août, début septembre, on fait 85 % de nos revenus », rappelle Mme Hudon. Une autre variation venue d’ailleurs serait d’offrir la gratuité aux expositions permanentes, mais pas aux expositions vedettes temporaires, « de donner ainsi le goût des musées sans miner les revenus ».

« Je suis de ceux qui sont très perplexes face aux mesures de gratuité dans leur ensemble pour la culture », réfléchit une des pierres d’angle du milieu. « Quand on dit gratuit, on dit que la valeur est de zéro. Oui, il y a des publics défavorisés qui ont besoin d’accès privilégiés. Mais les musées les rejoignent déjà par le biais de leurs fondations. » La Journée des musées et les Journées de la culture étaient déjà des offres gratuites qui ne bousculent pas l’écosystème. « Je pense que c’est envoyer le signal que la culture n’a pas de valeur dans notre société. Et la mesure est incohérente face aux lourds incitatifs du MCC ces dernières années à voir les musées augmenter leurs revenus autonomes. Une fois qu’on a un élan — parce que c’est long, convaincre les gens de s’abonner à un musée… —, ils viennent nous couper les ailes. »

Aux questions du Devoir sur la consultation, le budget et les inquiétudes du milieu, l’attaché de presse de Marie Montpetit, Mathieu Larouche, a répondu par des principes généraux sur l’importance de la démocratisation de la culture, soulignant par ailleurs que « nous travaillons étroitement avec les musées du Québec. Il y a plusieurs discussions […] pour faire le point ».

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