Les Grandes Crues en spectacle: sortir avec ses «chums de filles»

À quoi ça ressemble, le succès ? Ça ressemble ce matin-là, pour Ève Côté et Marie-Lyne Joncas, à la vue se déployant devant elles depuis le balcon du chalet de leur « chum de femme » Lise Dion (rien de moins), là où elles prennent notre appel, au lendemain d’un gala auquel elles participaient toutes les trois à Sherbrooke.
« C’est magnifique ! » s’exclame Ève. Marie-Lyne, qui semble constamment chercher à arracher un rire à sa camarade, renchérit : « Si c’était un casse-tête, ce paysage-là, ce serait dur à faire. C’est sûr que tu te fais chier sur le toit de la grange ! »
Ève avait accepté un contrat de spectacle dans sa Gaspésie natale, mais elle n’avait pas assez de blagues dans sa poche pour atteindre le temps minimal. Elle proposa donc à son ancienne collègue de l’École nationale de l’humour, Marie-Lyne, de partager le micro avec elle. Leur numéro de présentation à deux, inspiré de leurs soirées avinées, prendra une ampleur insoupçonnée et imposera comme une évidence l’idée d’un duo, Les Grandes Crues.
Mais ce n’est vraiment qu’après avoir mis en ligne en février 2017 la première capsule de leur série Les conseils des Crues (près de cinq millions de visionnements) que les filles (ainsi que quelques gars) rappliqueront en salle, pour une soirée Su'l gros vin, le titre de leur premier spectacle présenté en première montréalaise ce soir au Club Soda.
Autour de plusieurs bouteilles de blanc (en réalité du jus de pomme), deux jeunes trentenaires dissèquent leurs catastrophiques rendez-vous amoureux et jasent de sexe avec la franchise d’une Samantha Jones (Sex and the City) sous stéroïdes, tout en esquissant le portrait à la fois précis et confus du mâle idéal, un archétype sur lequel le métrosexuel n’aurait eu aucune influence.
« Mais il y a beaucoup d’ironie là-dedans, mon homme ! C’est pas vrai qu’on dirait non à tous les gars qui sont frileux des mains et qui portent des gants l’hiver », assure Ève, qui pimente sa parlure scénique d’une série de truculentes expressions, comme si Amy Schumer s’inspirait de Fred Pellerin.
« On rêve à un homme, un vrai, qui n’a pas d’émotion. Mais si on en avait un de même, on chialerait parce qu’il n’a pas d’émotion ! »
« Ce que je trouve intéressant dans leur propos, c’est la déception de la jeune trentaine », souligne Lise Dion, qui a accueilli Ève Côté en première partie de ses propres spectacles. Les Productions 6e Sens, qu'elle a fondées, sont derrière Su'l gros vin.
« Je pensais que c’était seulement les femmes un peu plus vieilles qui étaient déçues des changements que provoque la technologie sur le plan de la rencontre amoureuse, alors que les jeunes femmes sont elles aussi souvent déçues de ne pas être prises au sérieux par les gars. C’est ce côté désespéré qui est la force de leur show : plus elles boivent, plus elles parlent de leurs down, plus c’est la déchéance, plus c’est le fun ! »
Toujours gagnantes
Mais n’avait-on pas complètement épuisé le sujet des relations hommes-femmes, thème de prédilection des humoristes des années 1990 ?
« Oui, mais c’était surtout le côté masculin qu’on entendait. Des filles qui appellent un chat un chat, une vulve une vulve, on n’en a pas vu beaucoup », rappelle Bernard Caza, directeur général et artistique du Vieux Clocher de Magog, que les Grandes Crues ont déjà rempli six fois. Quelque 25 000 billets de Su’l gros vin ont d’ailleurs déjà trouvé preneur, apprenait-on hier.

« Ce qui est remarquable, poursuit M. Caza, c’est que, malgré le côté tragique de leur propos, et même si, dans la société, les femmes n’ont pas partout encore atteint l’égalité, Les Grandes Crues sont toujours gagnantes dans leur spectacle. Elles sont gagnantes parce qu’elles rient, parce qu’elles peuvent compter l’une sur l’autre et parce qu’elles sont capables de se débarrasser de n’importe quel niaiseux qui se pointe sur leur passage. »
Et parce que l’égalité, c’est important, même au lit, le plaisir féminin n’est plus chez Les Grandes Crues que ce vague objectif à prendre en compte une fois le désir de l’homme assouvi, mais bien un besoin devant être comblé immédiatement, et dont on parle sans gêne. Les hommes humoristes ne convoquent-ils pas constamment, de toute façon, leur phallus ?
« Ah mon Dieu ! Ça n’a pas de bon sens ! » lance Lise Dion. « Pourquoi les filles ne le feraient pas, elles aussi, dans le fond ? »
« Le cliché de la fille qui obéit quand on lui dit “Sois belle et tais-toi”, je suis un peu contre ça », explique dans une formule ironiquement euphémisante Marie-Lyne Joncas. Quiconque l’a observée cinq secondes se doutait déjà que se taire ne compte — heureusement — pas vraiment parmi ses principales aptitudes.
« Je reçois beaucoup de messages de spectatrices qui me disent : “C’est le fun de vous entendre parler de manière aussi libre, ça donne le goût d’être comme vous, de ne pas avoir peur de ce qu’on veut.” Les filles nous voient nous affirmer, elles voient qu’on est appréciées et se disent : “Peut-être que moi aussi, si je m’affirme aussi fort, je vais continuer d’être appréciée.” C’est ce qu’on donne aux femmes : l’envie de s’affirmer. »
Ève : « That’s it, ma noire ! »