Grogne au sujet du transfert de 25 millions d’artefacts historiques à Ottawa

Les archéologues de Québec n’auront plus accès aux artefacts qui sont issus de leurs chantiers de fouille.
 
Photo: Annik MH de Carufel Le Devoir Les archéologues de Québec n’auront plus accès aux artefacts qui sont issus de leurs chantiers de fouille.
 

Le gouvernement canadien va de l’avant avec son projet de construire dans la région de la capitale fédérale un nouveau centre « dernier cri » pour rassembler, sous un seul toit, les 25 millions d’artefacts historiques et archéologiques qui constituent la collection nationale de l’agence Parcs Canada. Mais cette mesure centralisatrice déplaît au milieu des historiens et des archéologues.

Les millions d’objets touchés par cette décision administrative sont pour l’instant conservés à proximité des lieux d’où ils proviennent. Ils doivent être déménagés pour l’ouverture du nouveau centre unique, prévue en janvier 2020.

Pour le professeur Martin Pâquet du Département d’histoire de l’Université Laval, « cela signifie beaucoup, car l’accès aux artefacts implique la recherche sur place. Les archéologues de Québec n’auront plus accès aux artefacts qui sont issus de leurs chantiers de fouille. De plus, pour les citoyens des lieux d’où viennent ces artefacts, c’est une dépossession de leur patrimoine. Par exemple, les Gaspésiens de Forillon, qui espéraient ravoir les artefacts des fouilles qui provenaient de chez eux — artefacts qui étaient entreposés à Québec jusqu’en 2012 —, devront faire 17 heures de route pour les consulter à Gatineau. Idem pour Louisbourg », l’ancienne forteresse française en Nouvelle-Écosse.

Pour éviter cette situation, le Musée de la Gaspésie souhaite s’agrandir afin de conserver chez lui plutôt qu’à Gatineau ce patrimoine des Gaspésiens. La directrice, Natalie Spooner, explique au Devoir avoir une entente de principe avec Ottawa. « Nous avons eu une entente avec Parcs Canada. On se donne un horizon de trois ans. Mais je sais que du côté de Québec, ça grogne et ça brasse. »

Les quelque cinq millions d’artefacts de Parcs Canada entreposés à Québec sont voués, comme ceux des Maritimes ou de l’Ouest canadien, à être déménagés dans la capitale fédérale. Un rapport interne quant à l’état de la conservation des objets dans les entrepôts de Québec montre différents problèmes, notamment la présence d’insectes et un environnement mal contrôlé.

Selon ce que Parcs Canada a expliqué au Devoir, environ 60 % des 31 millions d’artefacts sous sa responsabilité « sont menacés en raison de conditions environnementales inappropriées et de l’absence d’une sécurité adéquate ». Malgré la centralisation, Parcs Canada assure qu’il continuera d’exposer et de collaborer avec les instances régionales.

Entrepôt géant

 

Selon l’appel d’offres lancé par Ottawa « dans une perspective d’efficacité et d’efficience », le nouvel entrepôt géant doit avoir une superficie brute d’environ 9000 m2, soit environ la surface de deux terrains de football américain.

L’archéologue Christian Gates St-Pierre, du Département d’anthropologie de l’Université de Montréal, n’est pas plus favorable au projet, « comme la majorité de [ses] collègues », précise-t-il. « C’est une démarche qui a été amorcée par le gouvernement précédent. On aimerait bien que celui-ci recule. »

Une porte-parole de Parcs Canada a confirmé au Devoir que le projet va bel et bien de l’avant.

Après que nombre d’archéologues eurent été congédiés pour économiser, déplore Christian Gates St-Pierre, tout a été centralisé, comme si c’était la seule façon de faire possible désormais. « Tout va devenir moins accessible, tant pour les chercheurs que pour les communautés dont sont issus les artefacts. »

Selon l’archéologue, il y a quelque chose de paradoxal à vouloir que les communautés et les régions s’approprient leur histoire, mais leur retirer en même temps l’accès aux collections. « Il est clair que ça va restreindre l’accès aux collections. Ça va très clairement nuire. »

Professeur émérite d’histoire de l’art, Laurier Lacroix affirme pour sa part que, par principe, il a « toujours été favorable à la centralisation ». Mais il est certain néanmoins, dit-il, qu’une telle concentration pose en ce cas des questions importantes d’accès et de conservation. En cas d’incendie ou de dégât d’eau, les conséquences seraient à l’évidence plus désastreuses.

Pour l’historien Martin Pâquet, la situation qui est en train de se mettre en place remet en cause la gestion patrimoniale par les chercheurs et par les citoyens. « Les artefacts sont des traces du passé laissées par les devanciers qui ont occupé le territoire. Il va de soi que leurs successeurs aient leur mot à dire. Il y a une forme de dépossession lorsque le tout est centralisé à Gatineau. Comment les Acadiens peuvent-ils avoir contact avec leur propre passé si les traces de ce passé sont à des centaines de kilomètres de chez eux ? »

Résistances

 

Le professeur de muséologie Philippe Dubé observe que tous ses collègues sont scandalisés par cette action de Parcs Canada. « Il y a beaucoup de résistance. Même le maire Labeaume s’est prononcé contre. » Après que Parcs Canada a supprimé nombre d’équipes de recherches et que le personnel a été réduit, la démarche de regrouper les collections lui semble aller dans le sens d’« une économie d’échelle » qui pourrait aider, à défaut de ne plus soutenir les spécialistes en région, à « avoir une vision d’ensemble » et à « travailler de manière plus globale ».

Le budget de construction prévu pour la construction de cet entrepôt de Parcs Canada s’élève à 28 millions, sans compter les frais d’enquête, d’inspection des matériaux, de production de documents bilingues, précise l’appel d’offres libellé au nom de la Reine du Canada.

Le bâtiment sera construit dans le parc industriel de Gatineau, dans un espace de 18 000 mètres carrés sur lequel on trouve pour l’instant un stationnement et des bâtiments de services qui devront être démolis avant que soit entreprise la construction.

Il s’agit de « concevoir et construire une installation qui abrite avec efficience de grands espaces d’entreposage à environnement contrôlé, y compris les systèmes et l’équipement nécessaires à l’entreposage optimal des artefacts archéologiques et historiques et à leur documentation, ainsi que des bureaux de gestion des collections et des espaces de travail à l’appui du traitement des objets, des expositions de conservation, de la conservation de triage, des cérémonies et de la recherche ». Les entreprises intéressées avaient jusqu’au 15 novembre pour soumettre leur dossier.

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