Au FIL, le plus long micro ouvert jamais tenu: pas fou du tout

La poésie québécoise connaît un âge d’or, insiste Carl Bessette, cofondateur de Cœur ouvert.
Photo: Pedro Ruiz Le Devoir La poésie québécoise connaît un âge d’or, insiste Carl Bessette, cofondateur de Cœur ouvert.

Il est 17 h et Carl Bessette s’accroche comme à une bouée à son gigantesque gobelet de café glacé, dont il aspire de roboratives gorgées. C’est que le poète vient tout juste de se réveiller et franchissait il y a quelques instants la porte du Sporting Club, afin de relever son épouse, la tout aussi poète Elkahna Talbi, à la table des inscriptions de Coeur Ouvert / Open Heart, le plus long micro ouvert jamais tenu. Il restera en poste jusqu’à demain matin, 10 h. Suspendu au plafond, un écran de télévision indique les noms — connus ou pas du tout — de ceux qui prendront le crachoir au cours de la soirée.

« Record du monde en cours », proclament plusieurs affiches placardées dans la vitrine. Le 22 septembre, à 19 h, Bessette et ses sbires branchaient un micro sur la petite scène du bar-resto, coin Saint-Laurent et Villeneuve. Ils le débrancheront, si tout va bien, dimanche à 19 h, 216 heures plus tard, sans que plus de trente secondes de silence se soient écoulées entre chaque performance. Dix spectateurs, minimum, auront été là en tout temps, jour et nuit, pour écouter (ou faire semblant d’écouter) les lecteurs. Parmi eux : des résidants du quartier, des amis de la poésie, des élèves de l’école Paul-Gérin-Lajoie-d’Outremont et du collège Stanislas, ainsi que deux serveuses d’un restaurant du coin, venues se venger d’un client détestable dans une amusante diatribe de leur cru, raconte-t-on.

Photo: Pedro Ruiz Le Devoir Annie Landreville
« C’est littéralement euphorisant de passer 12 heures d’affilée à entendre des voix. Je ne prends pas de drogue, mais je me sens physiquement gelé présentement », confie l’organisateur et cofondateur de la maison d’édition L’Écrou, qui a longtemps tenté de faire homologuer par le livre Guinness son éventuel record, avant de renoncer à cette ambition devant un cahier de charges un peu trop exigeant.

« L’idée, c’est plus de faire quelque chose tout le monde ensemble que d’obtenir une petite plaque », se console celui qui, en bon poète, sait se contenter de victoires symboliques. L’objectif tient moins ici de toute façon de la fanfaronnade que d’un désir de marquer le coup et de célébrer pendant le 375e de Montréal l’exceptionnelle effervescence de la poésie québécoise actuelle. « S’il y en a d’autres dans le monde qui veulent essayer de nous battre, on va avoir mis la barre à neuf jours ! »

Au micro, en cette fin d’après-midi, un jeune Parisien d’origine burkinabée répondant au pseudonyme d’Ombr Blanch débite pendant 30 minutes, sans texte en main, un texte amoureux aussi éclatant que son veston couvert de zébrures. Simon Gosselin, le beau-frère du couple Bessette-Talbi, assurait pour sa part le rôle du « spectateur de secours » et sprintait vers la scène afin de combler les temps morts en égrenant quelques pages d’un livre de Jean-Sébastien Larouche. Dans son pull rose paparmanne, Erika Soucy devait plus tard faire briller sur scène sa Priscilla en hologramme (son recueil récemment paru chez L’Hexagone).

« L’adjectif qui revient le plus souvent quand des gens qui ne sont pas dans le monde de la poésie décrivent le projet, c’est l’adjectif “fou”, note Bessette. “C’est de la folie votre affaire, vous êtes une gang de fous !”, qu’on nous dit. Mais les seules personnes qui n’utilisent pas cet adjectif, ce sont les poètes, qui, eux, savent comment il y a un esprit familial dans le milieu de la poésie, un esprit qui est capable de triompher de tout. »

Un âge d’or ?

La poésie québécoise connaît actuellement un âge d’or, insiste Carl Bessette, en se réjouissant que les micros ouverts se multiplient à Montréal, ainsi que partout en province. Mais pourquoi maintenant, alors que le repli sur soi semble à l’ordre du jour ? L’initiateur des soirées Bistro ouvert, qui tutoient le last-call tous les deuxièmes dimanches de chaque mois au coquet Bistro de Paris, évoque l’instantanéité de nos vies en ligne, s’arrimant bien à la brièveté de la poésie. « Jean-Sébastien Larouche, mon associé dans L’Écrou, dit que plus ça va mal dans le monde, plus les gens ont besoin de poésie », ajoute-t-il.

« J’ai vu la montée du conte, puis celle du slam, et je pense que maintenant, il y a un vaste public qui est prêt à recevoir une parole portée nue sur scène », observe pour sa part Annie Landreville, ancienne journaliste culturelle pour Radio-Canada au Bas-Saint-Laurent, qui, il y a quelques minutes, faisait retentir l’exploréen de Claude Gauvreau dans le Sporting Club.

Photo: Pedro Ruiz Le Devoir Laurence Veilleux
La Rimouskoise, qui oeuvre au Carrefour de la littérature des arts et de la culture de Mont-Joli, avait mangé les kilomètres afin de joindre sa voix à celle des centaines de participants de Coeur ouvert, tout comme son amie, l’auteure Laurence Veilleux (Amélia, Poètes de brousse), qui l’avait précédée à l’avant, avec des extraits de L’homme approximatif de Tristan Tzara.

Retransmise en direct sur le Web (visitez le www.coeurouvert.info), cette tentative de record mondial aura même permis aux insomniaques de combattre derrière leur ordinateur le temps long de la nuit, racontait la rédactrice en chef de Lettres québécoises,Annabelle Moreau, croisée sur place.

 

« Netflix devrait nous payer et nous diffuser ! » s’exclame Carl Bessette, visiblement sous l’emprise d’un excès de caféine, du manque de sommeil, ou simplement sous celle de la plus puissante des paroles : la poésie venant du coeur.

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