Hommage et appel à des funérailles nationales pour Réjean Ducharme

«Il mériterait des funérailles nationales», a lancé en entrevue au «Devoir» l’éditeur Rolf Puls, ancien directeur de Gallimard au Québec et ami depuis 40 ans de Réjean Ducharme.
Photo: Olivier Zuida Le Devoir «Il mériterait des funérailles nationales», a lancé en entrevue au «Devoir» l’éditeur Rolf Puls, ancien directeur de Gallimard au Québec et ami depuis 40 ans de Réjean Ducharme.

Ce n’est pas qu’un spectre qui, dans un paradoxe qui lui sied bien, est devenu fantôme lundi à l’âge de 76 ans. C’est aussi un grand styliste, un géant, un monument de la littérature québécoise, qui est entré de force dans le froid d’un hiver éternel, un être singulier jusqu’au bout, qui a laissé sa marque sur tout un peuple, ont salué en choeur plusieurs personnalités touchées mardi par la mort du romancier Réjean Ducharme.

« Il mériterait des funérailles nationales », a lancé en entrevue au Devoir l’éditeur Rolf Puls, ancien directeur de Gallimard au Québec et ami depuis 40 ans de l’auteur de L’avalée des avalés. Étrange concordance des temps, l’homme signe le texte qui présente Le Lactume (Leméac), un assemblage poétique de 199 dessins de Réjean Ducharme, qui sera l’ultime oeuvre publiée de l’auteur. Sa sortie était prévue le 12 septembre. Elle vient d’être devancée, dans les circonstances.

« Il y a quelque chose d’exemplaire chez lui, ajoute M. Puls. Personne ne le connaissait, mais en même temps tout le monde est touché aujourd’hui par sa disparition. Avec ses mots, il a atteint dans l’intimité beaucoup de gens. C’est ça, la force et le pouvoir de la création. »

« Réjean Ducharme a montré ce que le Québec était dans toute sa complexité », résume à l’autre bout du fil la comédienne et directrice du Théâtre du Nouveau Monde (TNM), Lorraine Pintal, qui connaît très bien l’oeuvre du romancier, poète, scénariste et dramaturge. Elle appuie sans réserve, elle aussi, l’idée d’une reconnaissance nationale de son apport à la culture québécoise par des funérailles publiques. « Son oeuvre est tatouée dans l’imaginaire collectif. Elle a porté un affranchissement, une quête identitaire, mais aussi un combat contre le conformisme, dans une férocité de vivre. Réjean Ducharme, c’est un vrai auteur tragique. En partant, il laisse un grand vide qu’il va falloir combler. »

Une trajectoire

Singulier, y compris dans la mort, l’homme de lettres, auteur du roman Le nez qui voque, aura été plus que le mystère d’une existence à la discrétion maladive. « C’est un des plus grands stylistes de notre époque, de ce côté-ci du monde littéraire, a indiqué le romancier et académicien Dany Laferrière. Il fait partie de la race des grands, comme Céline, de ces auteurs qui, en jouant avec la langue, ont construit des oeuvres immenses. Il avait un grand sens artistique. Il est allé chercher la force de son style dans le tréfonds de la culture populaire. On se souviendra de lui comme d’une trajectoire, celle d’un artiste intraitable et d’un esprit moqueur et invisible. »

« L’oeuvre de Réjean Ducharme est immense et continuera de nous habiter », a commenté mardi après-midi le premier ministre du Canada, Justin Trudeau, par l’entremise de son compte Twitter. « C’est une lourde perte pour le milieu littéraire québécois, a ajouté le maire de Montréal, Denis Coderre, par voie de communiqué. […] Au-delà du personnage, c’est son oeuvre qui demeure et qui en fera toujours l’un des auteurs les plus originaux, prolifiques et touche-à-tout du Québec. »

Joint par Le Devoir, le comédien Germain Houde s’est souvenu mardi de la non-présence de Réjean Ducharme lors du tournage du film Les bons débarras de Francis Mankiewicz dans les années 1980. Il y jouait le rôle de Guy sur un scénario signé Ducharme. « Des fois, sa femme Claire passait pour discuter avec nous du texte, résume-t-il. Et le lendemain, on apprenait que Réjean l’avait accompagnée, mais était resté dans la voiture sur le stationnement. Son absence fait partie de son oeuvre. Jouer un de ses textes a été un privilège pour moi, celui d’entrer dans sa vision d’un monde vu par l’oeil cruel et monstrueux de l’enfance, un temps dont Ducharme, comme Picasso, n’est jamais vraiment sorti. »

« Dors, Réjean, dors, a poétiquement résumé sur sa page Facebook Robert Charlebois, qui a chanté les mots de l’artiste disparu. Depuis qu’ta plume s’est envolée, on n’a plus d’mots à piétiner dans l’Avalée des avalés. Ta plume d’argent va continuer à réchauffer l’Hiver de force des Enfantômes. »

« Le sentiment de perte est étrange, a souligné Simon Brault, directeur du Conseil des arts du Canada. Réjean Ducharme est un personnage atypique dans le paysage littéraire, par son oeuvre, sa langue, ses inventions et sa non-présence médiatique. Son oeuvre totalement décolonisée a été et restera très importante. Jusqu’à la fin, il aura fait un pied de nez à la société du spectacle. » Et jusqu’à la fin, il aura laissé son esprit frondeur, son acuité sur la vie et sa condition toucher les gens au coeur, autour de lui.

La semaine dernière, à l’hôpital, relate Rolf Puls, il aurait dit à un de ses visiteurs : « Je suis trop fatigué pour être malade, trop malade pour mourir. »« Comment peut-on être indifférent face à ça ? » conclut l’éditeur.

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