Une servante écarlate à l’écran seulement

Elisabeth Moss dans le rôle de Offred dans la série «The Handmaid’s Tale»
Photo: George Kraychyk/hulu/Associated Press Elisabeth Moss dans le rôle de Offred dans la série «The Handmaid’s Tale»

Le roman d’anticipation de la Canadienne Margaret Atwood La servante écarlate, qui, depuis sa publication en 1986, renaît régulièrement des cendres de ses succès précédents, s’envole, phénix littéraire, une fois de plus. C’était à prévoir : aspiré par le succès critique et public de la série télé The Handmaid’s Tale, la servante de papier revient hanter dans sa version anglaise originale les palmarès des best-sellers du New York Times (pour une quatorzième semaine) ou d’Amazon. Mais essayez pour voir, surtout en ce moment où la deuxième saison de la série, qui sera coscénarisée par Mme Atwood, vient d’être annoncée pour 2018, essayez de trouver au Québec le livre en version française en librairie…

Au moment d’écrire ces lignes, les outils de recherche qui permettent de faire un tour virtuel des librairies du Québec ne recensaient qu’un ou deux exemplaires de La servante écarlate (traduction de Sylviane Rué, Pavillons Poche) à la Librairie Pantoute rue Saint-Jean, à Québec. Au téléphone, un libraire dubitatif devant l’information finissait par hurler presque sa joie : « Vous avez raison ! Il m’en reste un ! Je ne le croyais même pas moi-même ! »

L’ordre nouveau, une théocratie en fait, instauré au pays Gilead, y est vu par les yeux et le récit de Offred. Cette servante écarlate, toute de rouge vêtue, est privilégiée et victime à la fois de sa fertilité. Dans ce monde futur où la reproduction humaine est devenue rarissime, comme les ressources naturelles, elle est nourrie, logée dans un certain confort, au service, comme mère porteuse potentielle, d’une très riche, puissante et conservatrice famille. À la merci du maître comme de la maîtresse de maison, et de leurs différentes ambitions. Car les femmes, en cet univers, sont redevenues, du jour au lendemain, sans emploi et sans pouvoir, dépendantes de leur conjoint, père ou frère. C’est, en quelque sorte, le Deuxième sexe vu par Big Brother.

La réédition française de 2015 du livre en était à ses derniers exemplaires lors du lancement américain de la série télé réalisée par Bruce Miller, en avril dernier. En France, l’éditeur Robert Laffont a pensé faire une nouvelle couverture, arrimée, question de marketing, à la version écran. Mais le calendrier n’était pas le même pour tous. La série vient tout juste de commencer, doublée, début juillet, en France sur OCS Max, remportant le même succès critique que partout ailleurs (« Une impressionnante série, aux images inoubliables », selon Le Monde), alors The Handmaid’s Tale (Hulu) était disponible ici, en anglais, sur Bravo dès le 4 avril. Dans l’intervalle, le Québec a reçu quelque 500 exemplaires de la dernière édition du livre, de-ci de-là, histoire d’épuiser ce qui restait ; la prochaine édition, ornée du rouge visage de l’actrice Elisabeth Moss (Offred), est présentement sous presse à l’imprimerie, et devrait se retrouver dans les rayons des librairies d’ici une dizaine de jours, selon le diffuseur Messageries ADP.

Une occasion ratée pour l’éditeur ? Ce dernier, en vacances, ne pouvait répondre. Le diffuseur croit que non, même si la série s’est terminée en juin. Pourtant, les 62 exemplaires du livre, en français ou en anglais, que possèdent les bibliothèques du réseau de Montréal ont été empruntés deux fois plus (218 fois) pour les six premiers mois de 2017 que pour tout 2016, selon la relationniste Linda Boutin. Un taux qui laisse croire que les acheteurs auraient aussi été au rendez-vous.

La servante écarlate est la première ustopie, avant la trilogie Maddaddam, écrite par Atwood. Ustopie ? C’est le mot, métis d’utopie et de dystopie, qu’a proposé l’auteure dans In Other Worlds : SF and The human Imagination (Penguin Random House), alors qu’elle cherchait un autre terme, moins empreint de Martiens, de planètes étrangères et de robots aux super-lasers qu’elle-même associe à la grande ombrelle « science-fiction ». Et « parce que selon moi, chacune de ces sociétés parfaites, ou son exact opposé, est présente, de manière latente, en l’autre », y explique-t-elle en anglais. Autrement dit, parce que les utopies des uns sont toujours les cauchemars des autres. « La règle que je me suis imposée, pour La servante écarlate, écrit encore l’auteure, était toute simple : je ne mettrais rien dans ce livre que les humains n’ont pas déjà fait, quelque part, au fil du temps. » Et c’est peut-être ce qui donne à la série comme au roman leur proximité et leur justesse, cette impression que ce futur est malheureusement possible, à un souffle même de nous.

« C’est une excellente série, très troublante », estime la professeure de littérature à l’Université du Québec à Chicoutimi Anne Martine Parent… qui n’a pourtant pas lu le bouquin, encore. C’est que Mme Parent étudie présentement la sexualité des femmes dans les séries télé. « C’est intelligent sur deux points : une bonne histoire, bien racontée ; et politiquement importante, sur la question des femmes et du contrôle de leur corps. » La série, précise la prof, illustre de manière exagérée une ségrégation sexuelle qui existe réellement aujourd’hui, dans la vraie de vraie vie : la fertilité et la reproduction sont un poids pour les femmes… même lorsque ces problèmes sont aussi masculins. Mme Parent croit que le timing, qui fait que la diffusion se fasse en même temps que l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, rend l’histoire encore plus crédible. Car c’est le récit, selon elle, et le timing, qui sont ici colonne vertébrale de la fascination. Et peu importe qu’il soit livré sur papier ou en pixels. « Ce n’est pas pour rien que c’est La servante écarlate qu’Emma Watson a choisi de cacher dans Paris », conclut la spécialiste. En effet, l’actrice et ambassadrice de bonne volonté d’ONU Femmes a semé fin juin 100 exemplaires dédicacés dans la Ville lumière. Ce qui contribue aussi à rendre le livre en français plus facile à trouver à Paris qu’au Québec actuellement…

Le rattrapage se fera peut-être à l’automne, une autre « saison Atwood » : on pourra voir The Handmaid’s en français sur Illico. Comme la série télé Alias Grace, tirée du roman Captive (1996, 10/18 pour la version française), produite par Netflix, dont les six heures seront diffusées sur CBC dès le 25 septembre. Mary Harron (American Psycho) est à la réalisation, la Canadienne Sarah Polley (Take This Waltz) au scénario et à la production. Sarah Gadon, actrice connue pour ses rôles auprès de David Cronenberg (A Dangerous Method), y jouera Grace Marks. En 1843, dans le Haut-Canada, cette toute jeune domestique, immigrante irlandaise, personnage historique réel, était reconnue coupable du double meurtre de son employeur et de son épouse. Meurtrière ? Utilisée dans une histoire plus que sordide ? Après une trentaine d’années de prison ou d’hôpital psychiatrique, Marks se verra finalement blanchie.

Début 2018, si tout va bien, la deuxième saison de The Handmaid’s Tale relancera peut-être une fois encore le roman originel. Une saison qui sera forcément surprenante, puisque la première a épuisé le matériau tiré du livre : la suite sera forcément inédite, coscénarisée par Margaret Atwood.

Et pour lire le livre d’ici là ? Il vous faudra beaucoup de chance, ou un peu de patience…

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