Le rodage, laboratoire essentiel pour les humoristes

À la fois modèle d’affaires et laboratoire comique, le rodage en humour occupe une large part des marquises de salles de spectacles en été, tout en débordant de plus en plus dans leurs programmations régulières. François Bellefeuille et Virginie Fortin parlent de leur rapport à cette étape cruciale de leur processus de création.
Le titre ne pourrait être plus limpide : « François Bellefeuille essaye des nouvelles affaires ». Sur la scène du Vieux Clocher de Magog, l’humoriste québécois aux lunettes d’universitaire des années 80 ne ressemble pourtant en rien à celui qui lancerait des ballons d’essai. S’il rayera une ou deux blagues tombées à plat dans son cahier de notes posé à sa gauche sur un tabouret, en ne manquant pas de sublimer leur échec en rires avec une obligatoire dose d’autodérision, l’hirsute personnage semble pour l’essentiel en complète maîtrise. Peu importe qu’il en soit toujours à l’étape du rodage de son deuxième spectacle solo.
François Bellefeuille se soumet depuis quelques mois à ce qu’il appelle du « prérodage », en étrennant ses numéros un à un au comedy club Le Bordel à Montréal, une stratégie qui se répand rapidement, même chez des vétérans qui avaient jadis l’habitude de mettre leur spectacle sur papier en un bloc, avant même d’en trimballer des morceaux sous les projecteurs.
« Faire rire les gens avec un texte écrit, c’est vraiment plus dur qu’on le pense. Et il ne faut jamais oublier qu’on s’adresse à une foule. Si j’ai un spectacle à écrire seulement pour mon meilleur ami, je sais déjà ce qui le fait rire. Les foules n’ont pas toutes les mêmes références, donc c’est important de confirmer si l’impact présumé d’un gag fonctionne », explique ce perfectionniste autoproclamé, qui filme et visionne chacune des représentations de son rodage, avant d’en corriger certaines portions en vue de la représentation suivante.
Les foules n'ont pas toutes les mêmes références, donc c'est important de confirmer si l'impact présumé d'un gag fonctionne
Inauguré en 1982, le Vieux Clocher de Magog s’est rapidement érigé en temple du rodage, en s’emparant d’un marché où régnait alors en maître le théâtre d’été. RBO, le Groupe sanguin, Stéphane Rousseau, Jean-Marc Parent et Michel Courtemanche verront entre autres leurs carrières propulsées après un été dans l’enceinte de l’ancienne église méthodiste. Sa formule cabaret, intime au point où certains estivants malpolis s’essaient parfois à poser leurs pieds sur la scène, permet aux humoristes de mesurer de visu la puissance de leurs punchs, souligne son directeur artistique, Bernard Caza.
Les médias à distance
Nécessaire laboratoire de création, le rodage estival tenait au départ — et tient toujours à bien des égards — de la ruse afin de garder les journalistes à distance. « Ce que les producteurs disaient dans le temps, c’est qu’on est juste assez loin de Montréal pour que Francine Grimaldi ne puisse pas se rendre », rigole monsieur Caza au sujet de la légendaire vadrouilleuse et chroniqueuse culturelle.
Mais alors que le rodage humoristique est longtemps demeuré la chasse gardée du Vieux Clocher et de quelques autres lieux, les spectacles en gestation s’insinuent aujourd’hui dans plusieurs programmations de centres culturels, et pas qu’en été. Jusqu’à sa première médiatique de février, Katherine Levac présentera par exemple quelque 70 fois Velours, son premier one-woman-show. Le rodage, autrefois passage obligé vers une imparable efficacité, se transformerait-il en salutaire occasion d’amortir les frais de production et de promotion d’un spectacle ?
« Tout ça est lié à la compétition qui s’installe en humour, fait valoir François Bellefeuille. Est-ce qu’il y avait autant de rodage dans les années 1990 ? Non. Est-ce que les shows étaient aussi drôles ? Non plus. »
Éloge de l’imperfection
À 30 ans, Virginie Fortin appartient à une génération d’humoristes qui envisagent de moins en moins leur parcours comme une simple ascension vers le Graal d’une tournée panquébécoise des grands théâtres. Le Zoofest, le Dr. Mobilo Aquafest et les soirées d’humour qui pullulent dans les bars de la province aménagent désormais de nombreux espaces permettant de partager des textes en différents états de gestation, devant un public éclairé, bien instruit de ce à quoi il est convié.
« Rodage, c’est un mot qui me terrifie, même si je comprends les bénéfices de l’exercice », confie celle qui présentera un numéro (bien rodé !) pendant le gala Juste engagé du Festival Juste pour rire, et qui amorcera bientôt le travail de scène autour de son premier spectacle solo. « Je sais que le rodage, ça sert à se péter la gueule en faisant moins de dégâts, mais j’ai de la difficulté à concevoir une réelle scission entre la dernière représentation d’une série de rodage et la première représentation de mon vrai spectacle. Je sais aussi que je me lasse vite de dire la même affaire. C’est peut-être pour ça que l’éventualité de faire des dizaines de fois mon show avant de réellement le lancer m’angoisse. Je ne veux pas me tanner. »
« Je ne déteste pas le spectacle imparfait, poursuit-elle. Si tu fais un 7 minutes dans un gala Juste pour rire, tu veux évidemment que ça rentre au quart de tour, mais dans le cadre d’un spectacle avec une seule tête d’affiche, j’aime les moments de vérité, de spontanéité, qui se produisent parce qu’on sent la fébrilité de l’humoriste. »
Une fois un spectacle sur son erre d’aller, renouer avec les conditions du rodage permet parfois de chasser les mauvaises habitudes, signale Bernard Caza, en évoquant certains humoristes célèbres qui se soumettent à un week-end au Vieux Clocher en milieu de tournée, le temps d’huiler à nouveau la machine. « Quand tu as fait 125 dates, tu peux tomber dans certains automatismes, adopter un début plus rapide, moins laisser aux gens le temps de rire. Le contact avec le public est tellement violent chez nous que ça te force à te mettre à jour. »
« Il y a peut-être un moment où tu vas voir de la déception dans le visage d’un humoriste pendant un rodage, mais ce que tu vois aussi, c’est un humoriste plus excité, plus en danger, conclut quant à lui François Bellefeuille. Pour être franc, c’est pendant le rodage que j’ai le plus de fun. Quand une ligne marche fort, ça ne fait pas longtemps qu’elle marche fort, donc je suis méga excité. Quand je me plante, ça m’obsède tellement que je dois trouver une solution. Et c’est quand je finis par trouver des solutions que je me sens le plus vivant et le plus humoriste. »