Habitat 67, retour sur une fantaisie architecturale avec Moshe Safdie

Ayant presque 80 ans, Moshe Safdie, l’homme d’Habitat 67, savoure son statut de starchitecte. Ses rêves démesurés et fantaisistes poussent partout, surtout en Asie, bien loin en temps et en espace de l’époque où son architecture qualifiée de « hippie » faisait peur.
« J’ai peut-être fait une erreur, lorsque j’ai présenté un bâtiment comme étant composé de verre et de verdure », confie-t-il, au sujet d’un projet avorté en 1968 et destiné à San Francisco. Malgré ses tentatives, Safdie n’a pas réalisé là, ni à New York ni ailleurs, des rejetons d’Habitat 67.

Le complexe résidentiel de la Cité du Havre demeure le seul, ce qui le rend, 50 ans après sa livraison, si emblématique de la signature Safdie, d’Expo 67, pour laquelle il a été conçu, et de l’architecture du XXe siècle.
L’exposition Habitat 67 vers l’avenir / The Shape of Things to Come, que le Centre de design de l’UQAM vient d’inaugurer, revient sur cette pierre angulaire de la carrière entamée en 1967 par le diplômé de l’Université McGill. Tout a commencé là, sur ce bout de terre appelé à lier Montréal et les îles Sainte-Hélène et Notre-Dame.
Issu de sa thèse intitulée « A Three-Dimensional Modular Building System », Habitat 67 aura été la première réalisation de Moshe Safdie. Il a alors 25 ans et bénéficie de l’esprit de folie de l’époque.
« Est-ce que j’aurais pu construire Habitat aujourd’hui ? Je ne pense pas, dit le vénérable architecte, à l’occasion d’une visite de presse de l’exposition. Les gouvernements ne prennent plus ce genre de risque Mais oubliez Habitat, l’Expo elle-même serait impossible. Ici ou ailleurs. Les foires de ce type n’existent plus. On a des trucs commerciaux, pas des exercices utopiques. C’était un moment unique, ça ne venait pas de moi, prétentieux [cocky] jeune homme. »
Le défi de la densité

Architecture pyramidale en trois parties, Habitat 67 est un amalgame de modules cubiques en béton, tous préfabriqués sur un terrain adjacent. Safdie l’a conçu comme une cité dans la ville, avec ses commerces, ses rues-passerelles et des unités possédant chacune leur jardin et leur vue panoramique. C’était sa solution au problème de la densité urbaine et sa riposte à l’étalement urbain.
Pour célébrer ce 50e anniversaire, l’organisme Histo&Co propose des visites guidées pendant tout l’été. Safdie, lui, procède à restaurer l’unité qui lui appartient, une des rares, sinon la seule qui a été préservée dans son état d’origine. Après sa mise à neuf, il veut la léguer à une entité publique, pour le moment inconnue.
Célébré et chéri, classé depuis 2009 par Québec, Habitat 67 n’a pourtant vu le jour qu’amputé d’une partie du projet rêvé. Aussi folles aient été les années 1960, elles ont eu leurs limites. Une des maquettes exposées au Centre de design révèle toute l’étendue de la proposition initiale. Sur les 1000 appartements pensés, quelque 150 seulement auront été construits.
Inauguré pour abriter des résidences locatives et abordables, Habitat 67 est aujourd’hui un petit nid de luxe, isolé et loin du tumulte urbain. Moshe Safdie l’admet, sans qualifier le projet d’échec.

« Le concept a été élaboré sans que l’on sache qui allait y vivre, assure-t-il. Je ne crois pas que le logement social pose un défi architectural qui lui soit propre. Un défi politique ou économique, oui. Mais on ne le conçoit pas différemment du logement pour gens fortunés. La seule différence, c’est la taille. Mais tout le monde a besoin de lumière, d’espaces extérieurs, d’intimité. »
L’architecte reconnaît cependant que sa proposition n’a commencé à être appréciée que dans les années 1980, lorsque « l’adresse est devenue snob ».
« Le fait est qu’Habitat séduit et est habité par ceux qui peuvent choisir. Comme projet expérimental, il était important qu’il plaise au plus grand nombre », dit-il, non sans fierté.
Tours d’Asie
Avec ses plantes et arbres qui poussent à travers le béton, grâce à un système d’irrigation intégré à même la terre, Habitat 67 a ses charmes. Mais il ne s’est pas reproduit ailleurs, malgré les variantes imaginées, toujours en bordure de l’eau, voire sur l’eau. L’exposition présente les cas non aboutis à New York, à Porto Rico, à Jérusalem. Des temps durs pour la future étoile.
« Habitat m’a ouvert des portes pour tenter d’apporter des réponses significatives aux problèmes de logement en milieu urbain. J’ai souffert pendant dix ans, à force d’abandonner des projets, confie-t-il. J’ai eu après de bons moments en construisant des bâtiments culturels qui ont fasciné [dont le pavillon qui sert d’entrée principale au Musée des beaux-arts de Montréal]. Depuis, j’ai pu revenir au résidentiel. Pour moi, Habitat est le début de quelque chose que je continue de faire. »

L’exposition du Centre de design n’est pas la complète rétrospective. Elle témoigne cependant de l’influence d’Habitat 67 sur la pratique récente de Moshe Safdie. Depuis quelques années, en effet, les tours résidentielles, modulaires ou fragmentées, signées par l’architecte montréalais se multiplient.
Le défi de la densité l’a amené à proposer des ensembles démesurés, autant en Chine qu’au Sri Lanka ou à Singapour. Avec des noms évocateurs : Golden Dream Bay, Altair, Sky Habitat… À New York aussi, il propose une tour de 75 étages, à usage mixte, dont « la densité correspond à celle de Manhattan », signale-t-il.
Actuellement, le bureau Safdie Architects mène une dizaine de chantiers, à partir du Massachusetts, où l’homme s’est établi dans les années 1980 — après avoir élevé ses enfants à Habitat 67. De toutes ces oeuvres à être livrées entre 2017 et 2020, la plus spectaculaire est le Projet Jewel de l’aéroport de Singapour. Au coeur de cet espace de 1,4 million de pieds carrés, Safdie a imaginé un jardin intérieur, véritable oasis dotée d’une cascade d’eau et d’un toit de verre qui draine l’eau des pluies.
Et Montréal le fait-il encore rêver ? Moshe Safdie fait presque la moue. Il constate qu’Habitat 67 n’a eu aucune influence sur l’architecture locale. Il n’est pas un échec, même s’il demeure esseulé et sans héritier. Mais il s’en fout, presque, puisqu’ailleurs les gens s’en sont inspirés.
« La Cité du Havre est un no man’s land. Même si on a construit d’autres immeubles, aujourd’hui, l’idée de la ville qui s’approche du fleuve est absente. Même les récents développements du Vieux-Montréal ne maximisent pas le contact avec l’eau », constate celui qui doit tout, comme professionnel, à Montréal.