Montréal, chef de file international de l’éclairage artistique

La basilique Notre-Dame inaugure un nouveau sons et lumières féerique. Le pont Jacques-Cartier change de peau lumineuse au gré de l’humeur de la ville. La Grande Bibliothèque et le mont Royal sont écrans de projection. D’où vient ce mouvement des nouvelles lumières sur la ville ? Et quelles seraient les limites pour éviter que Montréal ne vire en Las Vegas ?
La très belle maquette du pont Jacques-Cartier se déploie sur près de 6 mètres à l’entrée du quartier général montréalais de Moment Factory, réalisée à l’échelle (1:100) par cinq pros de la miniaturisation après sept semaines de travail, pour entre autres y insérer de mini-projecteurs. On s’y croirait, sans les bouchons de circulation.
Les concepteurs utilisent ce minipont depuis des mois afin d’expérimenter la mise en lumière du vrai de vrai grand pont, pour le projet phare des festivités entourant le 150e anniversaire de la Confédération (car les ponts appartiennent au fédéral) et le 375e anniversaire de Montréal. La première illumination officielle est prévue le 17 mai, jour de la fondation de la ville en 1642.
« On a testé des dizaines d’idées plus ou moins folles, comme celle de suspendre des chandeliers ou des ballons à la structure, explique Marie Belzil, réalisatrice multimédia du projet, devant ces délires avortés épinglés au mur. On a flyé, puis on est revenu à l’essence : ce chef-d’oeuvre d’ingénierie auquel les Montréalais sont très attachés. »
Un pont de toutes les humeurs
Ces liens affectifs sont au coeur de la proposition. Plus de 400 spots et des centaines de barres-lampes à DEL vont permettre traduire des données numériques sur la météo, la circulation sur le tablier, l’occurrence sémantique dans les plateformes médiatiques parlant sport, culture ou politique ou l’humeur des Montréalais, telle qu’elle se révélera sur les réseaux sociaux.
Concrètement ? La maquette reproduit de la neige, puis de la pluie, vire au bleu, au rouge, et c’est franchement magique. « On associe l’analyse sémantique à des couleurs, explique encore Mme Belzil. Pour l’humeur, nous avons créé une échelle de 1 (heureux) à -1 (maussade). On pourra même mettre le pont en berne à l’occasion de grande tristesse. »

Bref, le monstre moderne d’acier devient un écran postmoderne branché. La Société des ponts Jacques-Cartier et Champlain consacre près de 40 millions à cette transfiguration en structure interactive nocturne, pour dix ans de diffusion.
Montréal centre
Moment Factory a fédéré six autres studios montréalais spécialisés pour réaliser cette Connexions vivantes (c’est le nom de l’oeuvre) : Ambiances Design Productions, ATOMIC3, Éclairage Public/Ombrages, Lucion Média, Réalisations et UDO Design. Trois fois plus d’entreprises ont répondu à l’appel initial. Cette profusion seule témoigne de la force montréalaise dans le domaine.
Moment Factory comptait 25 employés en 2009. L’usine à projets oniriques de l’avenue du Parc emploie maintenant 250 personnes. « Il y a huit ans, la majorité de nos projets provenait de notre division des spectacles, explique Amahl Hazelton, lui-même à la tête des communications du secteur Destinations. Maintenant, une forte majorité des contrats provient de mon secteur. »
La firme vient d’ouvrir un bureau à Tokyo.Les contrats arrivent de partout, la planète se passionnant pour le design lumineux. Londres a choisi une équipe pour accoucher d’un plan directeur d’éclairage de tous ses ponts. New York s’engage aussi sur cette voie lumineuse pour tous les accès à Manhattan.
« L’illumination du pont montréalais s’inscrit dans une vague portée par les grandes villes du monde, résume M. Hazelton. La lumière devient une matière noble, comme la pierre, la vitre ou l’acier, que les concepteurs utilisent pour donner de nouvelles signatures urbaines. C’est un langage beaucoup plus léger. En anglais, on dit light, qui a aussi ce sens. »
Le QDS pionnier
« Le dynamisme montréalais s’explique par l’expertise propre à la ville, avec le Cirque du Soleil, les compagnies du jeu vidéo, mais aussi les festivals en demande d’innovations, dit le néo-New-Yorkais Mikaël Charpin, qui a travaillé pendant six ans à l’illumination du Quartier des spectacles (QDS). Il y a une vraie expertise dans le domaine du multimédia, de la vidéo, du spectacle. » Les points rouges distinctifs devant les quarante et quelques salles de spectacles, c’est lui. Ce secteur utilise la lumière pour se distinguer, mais aussi pour s’animer à volonté, grâce à un réseau de fibre optique et d’autres équipements permanents.
M. Charpin est maintenant senior designer de l’Observatoire international, qui réalise les plans d’éclairage des plus grands starchitectes de la planète, dont Jean Nouvel, Richard Meier et Frank Gehry.
Cette mutation date d’une quinzaine d’années, et de la révolution technique DEL, celle de la diode électroluminescente permettant une riche gamme d’effets à peu de coûts et à faible consommation d’énergie. La miniaturisation des projecteurs a aussi stimulé les audaces. Les équipes québécoises ont inventé des moyens de diffuser des images sous toutes les températures.
Le QDS diffuse des oeuvres sur neuf façades — 36 vidéoproductions originales en 2015 et plus d’une centaine d’artistes depuis le début de la décennie. L’édifice Wilder deviendra aussi un écran à compter de la semaine prochaine.
« Parfois je pense à l’Asie, où les villes proposent des orgies de projections commerciales, explique Simon Robert, directeur des technologies du QDS. À Montréal, nous avons tâché de maintenir une direction artistique. »
Les règlements des arrondissements aident à protéger des dérives commerciales. Après tout, New York ne permet le marketing clinquant que sur Times Square.
Stop ou encore ?
La vieille basilique Notre-Dame vient aussi de se mettre à la mode du nouveau siècle grâce à Moment Factory. Le spectacle sons et lumières inauguré cette semaine est assez époustouflant. Quelques oeuvres des bas-côtés s’enjolivent, par exemple pour faire passer une toile de Marguerite Bourgeoys du jour à la nuit. Le choeur et la nef bougent comme un vitrail, les projections surabondantes font ressortir la beauté et la complexité de l’autel majeur, malgré la musique parfois criarde.
Tout ne se vaut pas pour autant en design lumineux. La Maison olympique au centre-ville de Montréal projette les couleurs des anneaux de manière franchement kitch. Le sommet de la Place Ville-Marie est maintenant nimbé d’un douteux halo bleu. Les tours du Complexe Desjardins, en plein centre du QDS, baignent dans un vert propre à la marque visible à des kilomètres à la ronde.
« La commande du client était d’avoir la couleur de la Caisse et de la rendre visible depuis la Rive-Sud, dit M. Charpin, tout en restant diplomate. Il y aura toujours quelqu’un pour pousser le branding, pour avoir la couleur de la marque. Il y a souvent des dérives dans mon métier. Mais il y a moyen d’intervenir de manière plus subtile. »
Sa règle générale : « La lumière, c’est comme l’architecture, une histoire de plein et de vide : plus on en met, plus c’est bruyant et moins on entend. »
Ciel et lieux publics ou personnels?
Dinu Bumbaru, d’Héritage Montréal, se questionne sur les Aurores Montréal projetées sur la montagne pour lancer les fêtes du 375e. Le dôme de l’oratoire, la Biosphère et le mât du Stade olympique, comme d’autres grands emblèmes de Montréal, auront droit à un traitement lumineux semblable pendant l’année.Les images commandées à Marc Séguin célébraient moins la ville que son propre univers, selon le directeur. La montagne a été maculée de taches lunineuses, et les animaux qui l’habitent doivent encore faire des cauchemars, dit-il à la blague.
« Séguin proposait sa vision à lui, et la montagne a donc été utilisée comme lieu d’expérimentation personnelle, ajoute-t-il. Robert Lepage a offert un contre-exemple avec son Moulin à images à Québec. Le ciel appartient à tout le monde. Quand on occupe l’espace public, il semble qu’on devrait être plus respectueux de la chose publique. »