La pornoculture impose sa nouvelle façon d’être ensemble, selon Vincenzo Susca

Photo: Pedro Ruiz Archives Le Devoir

On n’a plus à chercher le porno. Essaimé par la toile, il dégouline, transpire et suinte désormais partout. Il « envahit les milieux vestimentaire et cosmétique ainsi que ceux du design, du graphisme et donc, plus globalement, de l’esthétique publicitaire. » On peut facilement imaginer des voisins-voisines en consommer. Ou en lâcher sur les YouPorn de ce monde.

« La question n’est plus comment trouver le porno en ligne, mais plutôt comment s’en dépêtrer et se déplacer, à la recherche de contenus qui ne sont pas sexuels, au sein du corps désirant et pulsant du Web », écrivent Claudia Attimonelli et Vincenzo Susca. Au point où nous vivrons désormais, selon la sociosémiologue et le sociologue, dans une définitive « pornoculture ».

« Vitrines électroniques, lingerie érotique, jockstraps, menottes en fourrure, cache-tétons à pendentifs, gifs pornos […], love dolls, realcore, horror porn, fucking machines, selfies coquins : dissolu et fastueux, cru et surexposé, le porno triomphe et prolifère partout, des mailles du réseau aux contextes urbains, des écrans médiatiques aux interstices du quotidien. […] Il se fait ambiance », posent d’emblée les deux auteurs dans leur essai. Ils retracent une généalogie de cette pornoculture, depuis L’homme de Vitruve de Léonard de Vinci, passant par l’invention de l’imprimerie, l’arrivée du cinéma, la nécessité d’évacuer le traumatisme collectif de la Deuxième Guerre mondiale et de la bombe atomique, propulsé par la prolifération de la télé (« qui a attribué une dignité érotique aux corps ordinaires du quotidien, en érotisant la vie de tous les jours »), celle de l’accès Internet et des utilisateurs générateurs de contenu. Résultat : un « nous » tribal et jouissant, constamment connecté et cherchant l’union perpétuelle avec les autres, dans une impression de continuité, s’oppose désormais au fondateur « je pense donc je suis ». Le mot le plus tapé sur les moteurs de recherche est « sex », 35 % des fichiers téléchargés ont des contenus lubriques, 12 % des sites sont à caractère sexuel.

Dans ce paysage, le maître de conférence en sociologie de l’imaginaire et chercheur Vincenzo Susca a bien voulu répondre à nos questions.

Le Devoir : Pourquoi, comme sociologue, s’intéresser au porno ?

Vincenzo Susca : Je considère qu’au contraire d’il y a 20 ans, le porno constitue désormais une matrice culturelle. Ce n’est plus quelque chose de marginal, d’alternatif, de nocturne, d’individuel. Je crois que le porno aujourd’hui est un champ privilégié pour parler de l’être-ensemble et de l’être contemporain. Et personnellement, j’ai toujours préféré aller à contre-poil, et m’intéresser à des sujets considérés comme frivoles, éphémères, voire maudits.

L. D. Vous parlez d’un changement marqué, sinon définitif. Pourquoi ?

V. S. La pornoculture marque ce passage vers une forme d’être-ensemble en une communion qui se rapproche de plus en plus d’une orgie — n’oublions pas son étymologie, « passion ». Donc être ensemble autour des passions, autour des sens, partager un plaisir. Nous avons l’impression que la pornoculture, notamment dans sa dimension électronique, mnémonique, sociétale, accompagne un changement de paradigme de l’être-ensemble lié au dépassement de l’individu — voire à l’obsolescence de l’individu —, à l’adoption d’une forme de vie qui se fait de plus en plus avec les autres, même en dépendance avec les autres ; et une dépendance liée de plus en plus à la chair, aux émotions, à la « tactalité », aux humeurs, aux essences, et non plus simplement à la raison abstraite et aux idéologies.

L. D. Peut-on individuellement résister à cette « pornoculture » ?

V. S. Pas vraiment, parce qu’elle est notre ambiance. Elle parle ; elle est la cause et l’effet d’une nouvelle manière d’être ensemble, où l’émotion publique prévaut sur l’opinion publique. La pornoculture est une condition par laquelle la vie intime des autres n’est plus intime, mais devient une donnée que nous partageons, et qui nous accompagne, et qui forge notre identité. Et la première chose qui est porno, c’est ce sacrifice de l’intimité. De la voir partagée avec des affinités connectives. À partir de ce partage, nous ne sommes plus en mesure de résister à cette ambiance. À moins de rester enfermé chez soi. Et même dire non, c’est en dépendre encore plus…

Cela dit, paradoxalement, le triomphe de la pornoculture coïncide avec une certaine fin du porno. Quand tout est porno, il n’y a plus de porno. Et c’est lié au fait qu’il n’y a plus de charge transgressive dans le porno.

L. D. Vos recherches et observations pour ce livre ont-elles transformé votre imaginaire érotique ?

V. S. Oui, je pense que l’immersion dans la pornoculture a été la cause et l’effet d’un ressenti pornoérotique. Après cette expérience, j’en sors différent. L’objet a changé le sujet du chercheur.

L. D. Quels effets négatifs cette « pornoculture » entraîne-t-elle ?

V. S. Je pense qu’en ce moment, le terrorisme et Donald Trump en représentent le côté obscur.

Étant donné la saturation du porno, ce fait qu’il est de plus en plus compliqué de monter érotiquement la barre des images choquantes — on a déjà vu le corps nu, on connaît toutes les positions possibles, on a vu toutes les formes — , maintenant, la dimension qui révèle du porno de la manière la plus exacerbée possible, c’est Daech [groupe EI]. Ce sont les vidéos des cadavres montrés, à Nice, démembrés, humiliés.

Trump, c’est le triomphe de la pensée du ventre. C’est quelqu’un qui vient de la télé, des spectacles de variétés, qui jouent sur des émotions viscérales, presque vilaines. Et sa victoire exprime le rejet d’une certaine politique, plus chic, plus intellectuelle, plus cultivée. Et on l’a aussi entendu exprimer une pulsion érotique brutale.

Il faut comprendre la pornoculture pour saisir la nouvelle chair qui est en train de naître dans la société.

Pornoculture. Voyage au bout de la chair

Claudia Attimonelli et Vincenzo Susca, traduit de l’italien par Jean-Luc Defromont, Liber Montréal, 2017, 166 pages

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