Les données sur la culture, un secret trop bien gardé

Parlons d’un paradoxe. À l’heure où il devrait être plus facile que jamais de connaître les comportements culturels des Québécois, c’est plutôt le contraire qui se produit. Les pistes sont brouillées. Et l’Observatoire de la culture et des communications du Québec (OCCQ) craint de ne plus pouvoir livrer de statistiques fiables si rien ne change bientôt.
« Il faudrait profiter des travaux de renouvellement des politiques culturelles en cours [au Québec et au Canada] pour sensibiliser les gouvernements aux besoins d’accéder aux données culturelles, de plus en plus souvent détenues par des entreprises privées », remarque le directeur de l’OCCQ, Dominique Jutras, dans un volumineux rapport publié mercredi sur la « mesure des produits culturels numériques ».
Le problème est criant et touche tout le secteur culturel, disait-il mercredi, lors d’un déjeuner de presse auquel participaient aussi la directrice générale de l’ADISQ (Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo), Solange Drouin, et le chercheur Claude Martin.
C’est que, dans l’état actuel des choses, l’OCCQ (qui relève de l’Institut de la statistique du Québec) parvient de plus en plus difficilement à bien lire et à comprendre les nouvelles habitudes culturelles de la population qu’elle dessert, faute d’accès aux données. Sa mission de fournir les bases d’une saine réflexion sur la culture (notamment pour aider le gouvernement dans ses prises de décisions) s’en trouve affectée.
Un exemple parmi d’autres ? L’OCCQ ne peut pas encore mesurer le taux d’utilisation des plateformes d’écoute en continu (streaming) au Québec. La situation devrait changer d’ici « quelques mois », selon M. Jutras : des négociations sont en cours avec la firme Nielson Soundscan, qui fournit les données des ventes de musique… mais ne ventile pas les informations du streaming pour le marché québécois.
Partant de là, l’OCCQ peut bien déduire que la baisse marquée des ventes de disques et de fichiers numériques musicaux est imputable à un transfert vers l’écoute en continu, elle n’a pas les outils pour le prouver scientifiquement. Ainsi, là où l’analyse pourrait être fine, elle demeure sommaire.
Explosion
Pourtant, les informations permettant de comprendre les méandres de la consommation culturelle existent — la preuve étant qu’elles sont acheminées aux sociétés qui gèrent les droits d’auteur, par exemple. La preuve étant aussi que ces mégadonnées nourrissent des algorithmes qui sont utilisés par les fournisseurs de services pour personnaliser leur offre.
Le document dévoilé mercredi et basé sur un colloque international qui s’est tenu à Montréal en mai 2016 rappelle qu’il y a « une explosion des sources de données » depuis quelques années. Et que les mégadonnées — ces traces numériques que chaque personne laisse en ligne tous les jours — devraient théoriquement permettre « d’obtenir un portrait exhaustif de l’univers culturel, des créateurs jusqu’aux utilisateurs ».
Sauf que : « Comme dans les autres secteurs de l’économie, note-t-on, l’enjeu actuel des entreprises culturelles est de collecter, d’héberger, de traiter et de compiler ces données pour leur assurer une valeur commerciale. Et ces entreprises ne souhaitent évidemment pas partager des données qui constituent un avantage concurrentiel d’une grande valeur. C’est la raison principale du manque de transparence qui caractérise la production des données numériques. »
Obtenir… et traiter
Le premier défi en est donc un d’accès aux mégadonnées (avec tous les enjeux que cela soulève en matière de compétence territoriale, de confidentialité et de validité). D’où les appels du pied en direction de Québec et d’Ottawa.
Mais ensuite ? Que faire avec ces informations livrées en vrac et récoltées selon des méthodes diverses ? Le document de l’OCCQ reconnaît que les « cadres conceptuels, les systèmes de classification et les outils de collecte des données utilisés par les agences statistiques ne sont pas encore adaptés à ces nouvelles réalités ».
Cette nécessaire adaptation ne pourra toutefois se faire sans l’ajout de ressources humaines et financières, disait Solange Drouin mercredi. « S’il n’y a pas d’argent supplémentaire alloué pour appréhender cette nouvelle réalité, ça n’a pas de sens ! Il y a un risque de perte de pertinence. »
Dominique Jutras fait valoir que le temps presse. L’OCCQ ne pourra pas « rattraper le trou noir » qui s’est creusé dans les dernières années parce que les habitudes de consommation musicale changeaient sans que l’on puisse mesurer un élément central au phénomène, illustre-t-il.
Plus largement, M. Jutras s’inquiète d’une tendance qui « fait en sorte qu’on perd de vue l’ensemble du tableau parce qu’on focalise sur les individus : on peut savoir qui vous êtes pour vous vendre de la publicité, mais on n’est pas capables d’avoir le portrait global. »