On ne tue pas la une de «Charlie Hebdo»

Triste commémoration : le 7 janvier 2015, deux djihadistes pénétraient dans les bureaux du journal satirique français Charlie Hebdo et exécutaient onze de ses artistes et artisans. L’onde de choc a résonné dans tout l’Occident, comme le slogan viral « Je suis Charlie ». Une onde relayée par des médias émus de voir la liberté d’expression attaquée, comme d’avoir perdu des collègues — Cabu, Wolinski, Charb, Honoré, Tignous, pour ne nommer que ceux-là parmi les douze victimes. Deux ans plus tard, quel impact ce tragique événement a-t-il eu sur la caricature occidentale ? La manière de dessiner le monde et l’actualité a-t-elle aussi souffert ?
En ce sombre anniversaire, Charlie Hebdo reste fidèle à son humour noir : « 2017, enfin le bout du tunnel », ironise la une de cette semaine, avec un dessin montrant un personnage qui regarde dans le canon d’un fusil tenu par un islamiste. Mais pour Riss, directeur de la publication, reste l’impression, malgré que Charlie Hebdo soit devenu symbole de la liberté d’expression, que l’intolérance est désormais plus grande. « Les gens sont à l’affût du moindre de nos dessins », a-t-il expliqué à l’AFP. « Avant, on nous disait de faire attention aux islamistes, et maintenant il faut faire attention avec les islamistes, les Russes, les Turcs », poursuit l’homme. « Avant, on était emmerdés en France par deux ou trois associations rétrogrades, maintenant on a l’impression que le monde entier surveille ce qu’on fait. »
Pour le spécialiste français de la caricature et du dessin de presse Guillaume Doizy, même Charlie Hebdo s’est adouci. « Depuis deux ans, on n’y a pas vu de caricatures de Mahomet, alors qu’il y a eu un tas d’attentats mettant en cause l’islam radical et qu’il était dans leur habitude d’utiliser le prophète comme symbole. » Le fondateur du site Caricatures et caricature note sinon peu d’impacts en général sur la production même de caricature française depuis les attentats, « hormis une forme d’autocensure de la part de dessinateurs qui avaient l’habitude d’être assez agressifs envers les religions, et notamment envers l’islam. L’inquiétude plane, et un certain nombre de projets ont été abandonnés, ne serait-ce que par peur de devoir gérer des réactions hostiles. »
Depuis les « Versets sataniques »
Guillaume Doizy croit que le changement pour le dessin de presse, qu’il voit actuellement en recul, malgré le soubresaut de valeur symbolique venue avec l’attentat, s’est fait auparavant. Il aurait plutôt eu lieu lors des menaces de mort formulées en 2005 envers les dessinateurs qui avaient publié dans le Jyllands-Posten danois douze caricatures de Mahomet. « Le vrai point de bascule a été ce moment où des dessinateurs ont été menacés, où d’autres de par le monde ont pris leur défense. Là a commencé la bataille entre les islamistes radicaux et les dessinateurs “défenseurs de la liberté d’expression”. C’est le début d’un grand clivage qui n’a cessé de s’accentuer, même si ces tensions couvaient déjà. Car on pourrait remonter jusqu’à l’affaire des Versets sataniques de Salman Rushdie »,cet écrit satirique purement littéraire qui a valu à l’auteur en 1989 une fatwa de l’ayatollah iranien Khomeini.
Dominic Hardy, professeur au Département d’histoire de l’art de l’UQAM, étudie depuis longtemps la caricature. Si elle lui semble en mutation, les causes seraient multiples plutôt qu’un effet post-Charlie. « La caricature est une arme importante pour combattre les idées reçues, rappelle celui qui a mis sur pied l’équipe de recherche Caricature et satire graphique à Montréal (CASGRAM). Elle continue à évoluer comme elle l’a toujours fait, s’adaptant aux changements des infrastructures de diffusion de l’image, désormais solidement ancrée dans l’ère des “mèmes” et des GIF. Ce qui a changé perceptiblement, c’est qu’elle est indéniablement rangée dans la colonne des pratiques culturelles qui font les frais de l’ère “postfactuelle”, dont les phénomènes “alt-right” [droite alternative américaine] et Trump ne sont que quelques symptômes récents et prégnants. »
Pour le penseur, il devient de plus en plus difficile de distinguer entre régimes d’ironie et de satire dans un monde empli « d’actions politiques qui seraient comiques, si elles n’étaient pas aussi graves. » Comment identifier la pratique caricaturale lorsque la réalité semble avoir pris la place de cette fiction qui découle de l’imagination satirique ?
« Pour rendre les choses encore plus compliquées, c’est peut-être qu’on reconnaît au plus vif depuis Charlie Hebdo qu’il n’y a pas moyen (pour le moment, en tout cas) d’établir un consensus sur la “caricaturalité” d’une image ou d’un acteur politique. Cette qualité est accordée de part et d’autre par les personnes qui l’interprètent ainsi… » Les caricatures des uns sont ainsi les héros (ou les victimes) des autres. Et vice-versa…
« La caricature, comme toute forme satirique, est fondée sur une manipulation de l’ambiguïté, poursuit M. Hardy. Elle ne peut opérer que si cette ambiguïté et cette ironie sont reconnues comme moyens, dans la création artistique et dans les discours, de nous aider à interpréter et comprendre le monde. Cette ambiguïté instaure le doute, l’hésitation et la réflexion dans le discours social. C’est cela qui est anéanti par les actions meurtrières envers les artistes et les artisans de la caricature. C’est une volonté de mettre fin à cette richesse qui nous garde en doute, en position sceptique, en ouverture. »
Mais le professeur est optimiste. « J’en appelle à notre responsabilité de demeurer de bons lecteurs de caricatures, de bons penseurs. Nous portons énormément de jugement. Souvent, nous entrons en action à partir de représentations visuelles que nous nous faisons les uns des autres… Les politiques, les médias et les publicitaires comprennent très bien cela ; mais les caricaturistes restent pour nous alerter, nous rappeler qu’il faut faire très attention, qu’il faut réfléchir, et utiliser cette culture visuelle avec prudence, avec un certain degré d’amusement, et surtout en conservant toujours notre propre liberté de jugement. »
Vu d’ici
Charlie Hebdo a toujours été un cas d’espèce, rappelle le caricaturiste au Devoir Garnotte. Un journal carrément militant, qui défend la laïcité. Un canard dans une classe à part, qu’on ne peut comparer ni au Monde ni au Figaro. Ni au Devoir. « Un océan nous sépare. On n’est ni dans le même contexte ni dans le même business. Dans la production de caricatures, l’attentat n’a rien changé. Si les intégristes voulaient atteindre la tradition de la caricature française ou européenne, ça a été un coup d’épée dans l’eau. » Mais si le but était de toucher à la liberté d’expression, alors la cible est atteinte, poursuit celui qui mène sa vie de citoyen sous le nom de Michel Garneau, et qui se dit encore sonné par la tuerie.André-Philippe Côté, caricaturiste au Soleil depuis 1997, tient un discours similaire. « Sincèrement, pour la caricature, ça n’a pas changé grand-chose. On se sent loin de l’épicentre de l’événement, on n’a pas été touché directement, sinon émotivement, parce qu’on connaissait les gens. Du côté de l’Europe, j’ai l’impression qu’il y a un impact. Surtout du côté des festivals de caricature, où le niveau de sécurité a augmenté de façon incroyable ; et pour certains dessinateurs comme l’Algérien Ali Dilem, qui sont maintenant sous bonne garde 24 heures sur 24. En ce qui concerne la pratique, c’est difficile de voir un changement… sinon qu’on n’a pas vu de caricatures de Mahomet depuis deux ans… »