Un mariage spectacle et «talk-show»

Jacob Wren, artiste élevé à Toronto et actif depuis 15 ans à Montréal, ramène des chansons de sa jeunesse pour parler de la création d’aujourd’hui, de culture libre et de diversité musicale.
« Je donne quelque chose que personne ne veut. » L’auteur montréalais Jacob Wren (La famille se crée en copulant, 2008, Le Quartanier) a lancé une bouteille à la mer et le voilà sur le point de compléter un véritable tour de chant avec cet objet non désiré : vendredi, pour le cinquième soir en huit jours, ses textes sont au coeur d’un spectacle éclaté en genres (musicaux) et par sa nature — prestations et entrevues alternées.
Ce « quelque chose » qui forme le noyau dur du spectacle Toutes les chansons que j’ai composées / Every Song I’ve Ever Written, c’est 58 (!) chansons écrites et composées entre 1985 et 2004, entre l’adolescence et le début de la trentaine. Ce matériel, considérable en nombre de pièces et par la densité des textes, est resté lettre morte jusqu’à ce que son auteur décide d’en faire une oeuvre. De l’offrir comme ready-made.
« Marcel Duchamp a son urinoir, moi, j’ai mes chansons », dit-il en pouffant de rire, lors d’un entretien accordé au cours de cette semaine fort occupée. Plus sérieux, il résume son projet comme « un journal d’adolescent qui devient autre chose ».
Également metteur en scène, performeur et codirecteur du collectif multidisciplinaire PME-ART (avec Sylvie Lachance), Jacob Wren a rêvé de devenir une vedette rock dans sa jeunesse torontoise. Avec des chansons à texte pensées comme « des romans de trois minutes ». C’était dans les années 1980. Depuis, le rêve s’est estompé.
« Le spectacle parle de la jeunesse, de cette époque où je voulais consacrer ma vie à la musique. Quand on est jeune, on s’imagine une vie, et puis tout change », concède-t-il, pragmatique. Il a un pied dans la littérature, plus près de Cohen ou de Brassens (sans le connaître) que de Bowie, un autre dans les arts visuels.
La tête, elle, se trouve dans toutes les disciplines — « La spécialisation donne un art ennuyant. » Jacob Wren est un de ces phénomènes inclassables, qui s’arrime bien à la Biennale de Montréal.
C’est dans ce cadre qu’il présente Toutes les chansons que j’ai composées. « Lors de mon projet précédent [Le DJ qui donnait trop d’information], nous écoutions et parlions des chansons de bien des gens. J’ai fini par me dire que, moi aussi, j’avais des chansons. Il fallait en faire quelque chose car nos discussions étaient très personnelles et mes chansons, elles, étaient encore plus personnelles et, dans un sens, plus embarrassantes. »
Créé en 2012 à Düsseldorf, dans l’ouest de l’Allemagne, Toutes les chansons que j’ai composées a été présenté de nombreuses fois en Europe, mais aussi à Austin, Texas, antre de la musique live, à Tokyo, à Toronto et à Montréal — lors du festival Phénomena 2013, notamment. La série de cet automne a pris pourtant des airs de première.
Il faut dire que le spectacle a été offert dans l’entièreté des quatre volets qui le composent : le site Web, véritable banque d’écoute et d’ajouts en ligne, les versions karaoké et solo, suivies de la mouture band night où des invités de la scène locale (et de préférence underground) se réapproprient la chanson de leur choix.
Pour la soirée en groupe, cinq univers musicaux ont été réunis : la pop planante de Catherine Vallery, l’atypique voix presque effacée de Jef Ellise Barbara — toutes deux ont traduit en français les paroles de Wren —, les exercices multivocaux d’Elena Stoodley, la puissance de Mozart’s Sister alias Calia Thompson-Hannant, et le rock du seul vrai band de la soirée, The Besnard Lakes.
« Quand un band s’approprie les chansons, elles deviennent de la vraie bonne musique, ce qu’elles n’étaient probablement pas à l’origine », estime celui qui n’hésite pas à accoler à son spectacle l’étiquette du « projet le plus narcissique ».
Les musiciens ont été invités à prendre de grandes libertés — « extra freedom » dans les mots de Wren. C’est à ce moment que son ready-made littéraire prend du sens, croit-il. « C’est ce que j’aime en art, ce feeling que n’importe quoi peut devenir n’importe quoi, qu’on ne sait jamais où un projet aboutira. La liberté, c’est la possibilité d’aller partout. »
Des questions sérieuses
Jacob Wren a l’âme généreuse. Et une certaine assurance pour imaginer que, même si personne n’en veut, de son charabia, quelqu’un finira par le rendre artistique. Cette teneur prompte à renverser l’ordre et le jugement artistique va de pair avec « le mélange de perversité et avec l’ambiguïté » du thème de la Biennale.
Sur la scène du théâtre La Chapelle, Toutes les chansons que j’ai cmposées n’est pas non plus un fourre-tout. Un canevas est suivi, quelque part entre le spectacle musical et le talk-show, avec des airs de réunion de famille, une famille plus anglophone qu’autre chose.
Les échanges abordent des questions sérieuses comme la définition d’une bonne chanson ou les nouvelles habitudes d’écoute à l’ère d’Internet. Mais l’atmosphère est à la rigolade, décontractée, loin du concours télévisé. « It’s cosy », a même lâché Catherine Vallery, cette auteure-compositrice-interprète sortie de l’École nationale de la chanson de Granby.
Ni effacé ni exubérant, Jacob Wren agit en maître de cérémonie qui écoute les prestations, qui interviewe ses invités… et les incite à lui poser des questions.
Sa performance à lui n’a rien à voir avec un numéro physique. Préparé et spontané à la fois, il prend néanmoins des risques. Entre l’aveu de grandes vérités et la simplicité de les exprimer. Comme l’origine de ce projet.
« C’est un désir d’écrire des chansons, une main dans la littérature, rappelle le performeur-auteur, l’autre dans le désir d’être une vedette rock. La tension est là. »