Sur le pont de l’union

Imagine-t-on Montréal sans le pont Jacques-Cartier ou encore la ville de Québec sans son vieux pont de fer centenaire ? Les ponts, qu’ils soient de bois ou de béton, font partie de l’image des villes comme des villages. Aux anciennes routes liquides, ils ont ajouté une humanité dont il convient de solidifier l’histoire. Premier de six articles.
L’histoire des ponts est parfois surprenante. Qui aurait cru qu’il existe un lien entre le pont de Québec et Joachim von Ribbentrop, le ministre des Affaires étrangères d’Hitler ? Avant d’être pendu haut et court en 1946 pour crimes de guerre et crime contre l’humanité, Ribbentrop était tout à fait fasciné par le régime impérial anglais, au point de vouloir goûter à la vie dans l’une de ses colonies et de se retrouver les pieds dans l’eau du fleuve Saint-Laurent.
Lorsque la guerre éclate en 1939, Ribbentrop a auparavant été ambassadeur à Londres. On oublie souvent qu’il avait aussi séjourné longtemps au Canada. Avide de connaître cet Empire qu’il admirait au point de jouer les sujets anglais, il s’était embarqué, un jour d’automne 1910, sur un bateau de la White Star pour découvrir le Canada. Il y resta quelques années et, n’eût été la Première Guerre mondiale, il y serait volontiers resté.
Il a 18 ans lorsqu’il arrive à Montréal. Son anglais est parfait et il s’emploie à être plus britannique qu’un sujet de Sa Majesté auprès de la bourgeoisie canadienne-anglaise qu’il fréquente assidûment. Tout habillé de blanc, dandy au possible, il joue volontiers au hockey, au golf, au tennis, et se livre à des parties de poker mouvementées. Il songe, écrit-il, à épouser la fille du vice-président de la Banque Molson, où il travaille. Il fréquentera plus tard les beaux salons feutrés d’Ottawa, où il est une personnalité appréciée du gouverneur général du Dominion du Canada, où l’on parle volontiers allemand. Après tout, la famille royale anglaise est d’extraction germanique.
Dans ses mémoires, Ribbentrop raconte qu’il admire « l’habileté avec laquelle, tout en accordant aux Dominions une autonomie totale, par l’entremise de ses gouverneurs, l’Angleterre maintenait ses prérogatives chaque fois qu’une décision importante était en jeu ».
En 1912, Ribbentrop se trouve à Québec avec son frère Lothar. Ils vont travailler tous les deux pour une puissante firme d’ingénieurs chargés de la construction du pont de Québec, un projet sans cesse avorté depuis des années. Ce pont nouveau est alors considéré comme un véritable chef-d’oeuvre d’ingénierie. Il est le plus long pont de type cantilever au monde.
Plusieurs centaines d’ouvriers, dont des enfants âgés d’à peine 12 ans, vont eux aussi travailler à ce chantier. Ribbentrop y sera manoeuvre, affecté à différentes tâches, selon les besoins du moment. Cet épisode de sa vie, où il sera petit manoeuvre au profit de la politique dont relève le pont de Québec, sera oublié sous le couvert des grandes manoeuvres délirantes auxquelles il prend part lors de la Seconde Guerre mondiale.
Au moment de lancer les travaux, le pont de Québec est présenté avec beaucoup d'insistance telle une allégorie de la Confédération de 1867
Un rêve politique
Le pont de Québec constitue alors un sujet de préoccupation de premier plan. Au XIXe siècle, le réseau de chemin de fer, véritable vache à lait des hommes d’affaires, se développe rapidement sur la rive sud du grand fleuve. Comment Québec, établi rive nord, peut-il espérer se développer sans devenir lui aussi un carrefour ferroviaire conséquent ? Faute de pont, faut-il en venir à traverser les wagons sur des bateaux ? Entre Lévis et Québec, de 1885 à 1920, la compagnie de chemin de fer Transcontinental traverse en tout cas ses wagons sur une barge baptisée Le Leonard. Mais pour établir le lien entre le réseau ferroviaire qui va de Moncton à Winnipeg, un vrai pont s’impose.
Les travaux pour la construction du pont de Québec débutent officiellement le 2 octobre 1900, après des années d’hésitations sur l’endroit où l’on pourrait installer un aussi grand ouvrage. Des discussions sur ce projet ont cours depuis 1850. La Compagnie du pont de Québec, incorporée en 1887, favorise finalement le lieu que l’on connaît pour ériger cet immense chantier, non loin du village de New Liverpool, une part de ce qui est aujourd’hui Saint-Romuald.
Sir Wilfrid Laurier, le premier ministre du Canada, est là pour lancer officiellement les travaux, en compagnie de Simon-Napoléon Parent, maire de Québec, actionnaire de nombreuses compagnies et surtout président de la compagnie qui construit le pont. Il est alors possible de mener ouvertement plusieurs carrières de front sans que personne n’allègue qu’il y a conflit d’intérêts. Non seulement Parent a-t-il des intérêts personnels dans ce pont, mais c’est sans compter qu’au moment d’inaugurer les travaux on sait déjà qu’il sera nommé premier ministre du Québec dès le lendemain. Le premier ministre Félix-Gabriel Marchand est décédé en fonction et c’est à Parent qu’incombent les fonctions à compter du 3 octobre !
Il est intéressant de voir à quel point ce pont supporte une lourde charge politique. Au moment de lancer les travaux, le pont de Québec est en effet présenté avec beaucoup d’insistance telle une allégorie de la Confédération de 1867. Ce pays, il est vrai, est déjà motivé en bonne partie par les visées d’expansion du chemin de fer d’est en ouest. Le pont de Québec, dit Parent à la foule de notables qui l’écoute le 2 octobre 1900, est le « dernier chemin de notre unité nationale ». L’unité canadienne, à l’entendre, est d’abord et avant tout une affaire de chemin de fer, comprend-on à la lecture de ce long discours que rapporte Michel L’Hébreux dans Le pont de Québec, un livre publié chez Septentrion. « Le ruban d’acier qui unit les deux océans », dit-il, cette « grande oeuvre de la Confédération », sera « dans toute la force du terme un fait accompli ». Il s’agit, avec ce pont, poursuit Parent, d’ouvrir « plus large et plus belle la grande voie commerciale du Canada vers l’Occident ».

Les effondrements
Les travaux pour joindre les deux rives progressent doucement. Le poids des poutres d’acier utilisées dépasse de beaucoup ce qui a été planifié. Malgré des signaux qui devraient les en dissuader, les ingénieurs ajoutent du poids. Le 29 août 1907, à 17 h 37, le pont s’écrase dans un grand bruit de fin du monde. Les corps d’une centaine d’ouvriers sont broyés, sectionnés ou noyés. Une vingtaine seulement survivent. Plusieurs corps vont pourrir sur place puisqu’il est impossible de les retirer sous cet amas de métal tordu. Au nombre des disparus, 33 Iroquois de Kahnawake, des hommes souvent employés pour ces travaux complexes et dangereux.
Les travaux vont néanmoins reprendre. La construction d’un nouveau pont est projetée en 1908. Mais au moment d’installer la travée centrale, en 1916, la St. Lawrence Bridge éprouve du mal à convaincre même ses meilleurs hommes de participer à cette très délicate opération. Les ouvriers demandent 10 $ l’heure, en plus d’un bonus de 200 $ si l’opération est un succès, l’équivalent de 4000 $ aujourd’hui. La compagnie accepte. C’est dire à quel point le pari est risqué.
Le 11 septembre 1916, une immense foule se masse pour assister à cette délicate opération. Le pire survient à nouveau : la travée centrale s’écroule et entraîne avec elle les hommes qui y travaillent. Il faudra plusieurs jours pour récupérer les cadavres, emportés souvent au loin à la dérive ou broyés sous les poutres d’acier.
Par la suite, il y aura une longue valse d’ingénieurs de la Dominion Bridge pour essayer de déterminer qui est le coupable de cette nouvelle erreur.
Économie et politique
Le pont de Québec, envisagé comme le symbole éclatant d’une union, finit par être béni en 1917. Il est bientôt ouvert à la circulation ferroviaire, même s’il faudra encore trois ans pour terminer de le peindre en entier. Il sera par la suite repeint plusieurs fois. Mais à l’aube de son centenaire, le pont de Québec, propriété depuis 1993 du Canadien National, se trouve désormais dans un triste état. Alors que plusieurs ponts de son importance sont sans cesse repeints pour en préserver l’allure et l’intégrité, ce pont élevé comme un symbole de réussite du projet canadien de 1867 est désormais tout rouillé. L’action combinée des politiciens de plusieurs paliers de gouvernement ne semble rien y changer.
L’actionnaire principal du Canadien National est le multimilliardaire américain Bill Gates. En février 2015, Stephen Harper, alors premier ministre du Canada, avait « soulevé » la question de l’entretien du pont de Québec avec le magnat. Sans succès.
En campagne électorale, les libéraux de Justin Trudeau avaient fixé comme date butoir à la réfection du pont la date du 30 juin 2016. Rien n’a bougé à cette date. Tout a doucement continué de rouiller. Le grand ruban de fer économique dont rêvaient les hommes politiques du XIXe siècle en construisant ce pont aurait-il continué de faire son chemin sans eux ?