Encourager la singularité

Pendant que Québec consulte pour dépoussiérer sa politique culturelle, Ottawa cogite pour faire entrer la sienne dans le numérique. Le Devoir a voulu aller au-delà de ces réflexions balisées pour dessiner les contours d’une politique culturelle idéale. Dix personnalités se sont prêtées au jeu. La parole à la mécène Phoebe Greenberg.
Est-il encore important que l’État intervienne en culture ?
J’estime que l’art, en tant qu’activité humaine fondamentale, mérite qu’on y investisse d’abondantes ressources, à la fois pour préserver notre patrimoine culturel et pour favoriser l’essor des nouvelles générations d’artistes.
Je ne crois pas à un modèle unique et absolu de financement de la culture, mais il est essentiel que les ordres provincial et fédéral de gouvernement y participent à la hauteur des besoins artistiques actuels. De même, la philanthropie participe dans une large mesure à la richesse de notre production artistique.
Pour moi, le facteur d’influence réside dans l’expression artistique des artistes eux-mêmes ; il ne repose pas sur les épaules des secteurs public et privé.
Quelle devrait être la place du mécénat dans ce nouvel écosystème ?
La transformation de l’écosystème, laquelle coïncide avec l’avènement d’Internet et de la consommation de culture à l’écran, soulève des pistes de réflexion.
Quel que soit le mode de consommation de l’art, il n’a qu’une faible incidence sur le rôle du philanthrope. Celui-ci est fondamentalement un bienfaiteur mû par le désir d’améliorer le sort de l’humanité. En ce qui me concerne, c’est par la culture que je souhaite enrichir la société.
DHC/ART Fondation pour l’art contemporain, dans lequel j’ai investi toute ma passion, c’est l’héritage que je laisse à mes semblables. L’expérience matérielle se prolonge dans l’univers virtuel grâce à notre iBook, présenté sous forme de Carnets d’exposition, à l’application et au blogue. Les technologies modernes étant un vecteur d’idées si puissant, nous parvenons ainsi à toucher un public mondial.
Ottawa a doublé ses budgets, mais réinvestir est-il vraiment la solution ?
Je crois qu’Ottawa a le devoir de soutenir les artistes, quelles que soient leurs idées. À l’ère numérique, l’importance des valeurs et des idées ne doit pas être subordonnée aux moyens de consommation, qu’ils soient numériques ou matériels. Ce facteur ne doit pas entrer en ligne de compte dans les décisions relatives à l’investissement dans la culture.
N’y a-t-il pas aussi surenchère, voire surabondance culturelle au Québec ?
La culture fait partie intégrante de la société québécoise, elle mérite donc son soutien. J’ai pu constater au Centre Phi et à DHC/ART que l’investissement dans les arts attire un public très varié et assoiffé de culture.
Il importe alors de tenir compte de la singularité du Québec, où la sphère artistique est jeune et bien vivante et touche un public également jeune et enthousiaste.
Dans toutes les disciplines, des ambassadeurs de premier plan font rayonner notre culture dans le monde entier. Nous sommes fiers du succès de ces grands noms. Si les meilleurs artistes québécois brillent aux quatre coins de la planète, c’est parce que nous investissons en eux.
Québec veut revoir sa politique en bâtissant sur ses acquis. La structure présente peut-elle encore servir de base dans un univers bouleversé par le numérique et gangrené par divers problèmes de transmission et de perceptions des droits d’auteur, notamment ?
Je crois qu’Internet a démocratisé et mondialisé la vision artistique, de sorte que le Québec fait face aux mêmes défis que le reste du monde. Nous sommes tous à la recherche d’un nouveau modèle de rémunération équitable pour les artistes.
Quel modèle étranger vous inspire ?
Le Centre Phi s’est notamment inspiré d’une institution parisienne, la Gaîté lyrique, laquelle cible aussi un public avide d’arts contemporains et technologiques. Berlin jouit aussi d’une riche communauté de jeunes artistes du monde entier, qui reçoivent une aide financière de l’État et peuvent louer des studios et des espaces à prix relativement modique, tout comme à Montréal.
De quelle manière l’État vous a-t-il soutenu ?
L’État nous soutient de la même manière que tout autre organisme. Lorsque nous présentons des projets artistiques de qualité, nous comptons sur l’aide du système dans l’espoir de bénéficier du soutien continu de nos bailleurs de fonds.
Des organismes culturels soutiennent aussi nos initiatives, reconnaissant le rôle primordial du Centre Phi dans la sphère culturelle et éducative.
Qu’attendez-vous de l’État pour le futur ?
Toutes les disciplines artistiques attirent un public résolument moderne et avide de nouvelles technologies. Nous devons rester attentifs aux attentes de la jeune génération et à celles des générations suivantes et suivre l’évolution de l’écosystème.
Qu’en est-il de votre propre consommation culturelle ?
À titre de directrice et fondatrice du Centre Phi et de la Fondation pour l’art contemporain DHC/Art, je participe avec mes collègues à des festivals d’art, de cinéma et de musique contemporains dans le monde entier. Je me tiens également au fait de la production artistique dans ma ville.
En tant qu’entrepreneurs culturels, nous sommes sensibles aux chevauchements des frontières artistiques et nous restons à l’affût des nouvelles idées qui éclosent ici comme ailleurs.
Votre propre consommation culturelle a-t-elle changé avec la dématérialisation grandissante ?
Oui. Fondamentalement, je consomme davantage en ligne et je crois que nous avons davantage d’occasions d’être les maîtres d’oeuvre de notre propre consommation de contenu.
Croyez-vous que la production nationale en audiovisuel soit étouffée par la dématérialisation ?
Nous devons suivre l’évolution de la technologie, c’est un impératif. Tout ce qui touche aux droits de propriété et à la rémunération des artistes est d’ordre mondial, et je ne possède certainement pas la réponse à cette question.

Québec et Ottawa consultent
Les deux ordres de gouvernement ont entamé récemment des consultations visant à mettre à jour leurs politiques culturelles pour tenir compte de l’impact du numérique sur la production et la diffusion de la culture.À Ottawa, on souhaite notamment recenser « les mesures à prendre pour stimuler la création, la découverte et l’exportation de contenu canadien », et « déterminer comment aider le secteur culturel à faire face aux changements » induits par le numérique. Les préconsultations à cet égard sont terminées, et le gouvernement annoncera cet été la suite du processus dirigé par la ministre du Patrimoine, Mélanie Joly.
Québec veut quant à lui réécrire sa politique culturelle adoptée en 1992, en gardant toutefois ses principaux acquis : les structures de la SODEC et du CALQ ; les avancées en matière d’affirmation de l’identité culturelle et de soutien aux créateurs et aux arts ; les progrès enregistrés dans l’accès et la participation des citoyens à la vie culturelle.
Les impacts de la mondialisation, du développement des technologies, de la révolution numérique, des changements démographiques et linguistiques du Québec, de même que la transformation des habitudes de consommation culturelle des Québécois seront analysés. Objectif final : « favoriser une présence accrue de la culture dans toutes les sphères de la société ».
C’est le ministre de la Culture, Luc Fortin, qui est responsable de ce dossier pour le gouvernement Couillard. Des audiences publiques se tiennent jusqu’au 26 août à travers la province. Guillaume Bourgault-Côté