Comment savoir qui consomme quoi?

Beaucoup de questions, encore si peu de réponses. Les spécialistes, statisticiens et observateurs de la culture réunis lundi à HEC Montréal pour la première matinée d’un colloque international de trois jours sur la mesure des produits culturels numériques révélaient, par leurs nombreuses interrogations, un sentiment d’impuissance et d’urgence généralisé.
Que sait-on vraiment de l’offre et de la demande dans le nouveau marché culturel numérique ? Et comment peut-on éclairer les zones d’ombre, alors que les politiques culturelles qui orientent la collecte d’informations et la manière de travailler les statistiques ont été trop souvent mises à jour bien avant l’arrivée d’Internet ? Voilà deux très grandes questions, parmi les nombreuses qui ont été soulevées aux premiers instants du symposium.
Organisée par l’Institut de la statistique de l’UNESCO et l’Institut de la statistique du Québec, la rencontre vise à mieux comprendre les défis actuels en statistiques culturelles. Un enjeu pressant, car toutes les disciplines — musique, télévision, cinéma, livres, arts visuels, etc. — déplorent tour à tour l’absence d’informations, qui fait qu’il est difficile de saisir ce qui se passe sur le Web. Entre autres choses parce que les très grosses compagnies, telles Apple ou Amazon, ne partagent pas leurs données. « On parle beaucoup ces temps-ci d’évasion fiscale et de paradis fiscaux, a illustré ironiquement en période de questions Claude Martin, économiste des industries culturelles, peut-être qu’il faudrait se pencher désormais sur l’évasion et les paradis statistiques… »
Nécessaire transparence
Le français André Lange, expert indépendant qui parlait des services audiovisuels à la demande en Europe, insistait quelques minutes auparavant sur la nécessité d’un débat sur la transparence, une préoccupation qui devrait être commune et internationale. Une transparence qui pourra seulement advenir, croit-il, à la suite d’une obligation réglementaire.
Un sentiment d’impuissance, mais aussi d’urgence émanait de l’ensemble de ces premières interventions. Parmi les autres aspects abordés, citons les suivants.
La méthodologie et la confidentialité : « Le numérique accroît la production de données de toutes sortes de manières exponentielles. Il faut absolument explorer de nouvelles façons de faire et d’exploiter le “big data”, a indiqué Patricia Caris, de l’Institut de la statistique du Québec, mentionnant également la nouvelle vélocité — la vitesse de production —, accélérée. On oublie parfois la question de la validité, et celle de la représentation. » Il semble impossible, ou du moins très difficile présentement d’arrimer les méthodologies et protocoles traditionnels de collecte de statistiques culturelles publiques à l’univers numérique.
« Autrefois, on faisait de l’enquête, a poursuivi Mme Caris. Maintenant, les données échappent au traitement. Certaines firmes privées vont cumuler des renseignements sur les achats de produits physiques, comme les CD et les DVD. Pour le streaming, les firmes spécialisées tentent d’obtenir des données, mais exigent la confidentialité sur leur part de marché, ou sont liées à des maisons de disques. Les métadonnées manquent sur les morceaux de musique », et s’ajoute la difficulté de travailler en partenariat public-privé.
Les exigences méthodologiques font en sorte que les instituts statistiques ne travaillent pas actuellement avec des organismes spécialisés dans une discipline artistique. Des silos risquent donc de se créer, là où déjà l’énergie manque pour saisir et comprendre les informations.
La mutation des produits. Certains produits culturels ne laissent désormais plus de traces physiques — il y a moins de CD que de musique, par exemple. D’autres échappent également aux industries culturelles, comme en témoigne la popularité des livres autoédités dans les ventes de livrels américains. « En conservant les cadres statistiques traditionnels, on se prive » de pans entiers du paysage, a réitéré Françoise Benhamou, de l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes, en France. Et que faire des contenus générés par les utilisateurs ? Bref, que faut-il mesurer à l’ère numérique ? Comment prendre en considération les nouveaux types de produits, et à partir de quelles sources ?
Le piratage et les droits d’auteur, questions lancinantes pour les industries culturelles, n’ont été en cette première matinée que mentionnés. Entre autres raisons parce qu’il y est statistiquement très difficile de couvrir le piratage, faute d’indicateurs fiables. Et parce que des présentations seront consacrées, lors de la dernière journée, à la propriété intellectuelle et à la rémunération.
Le Colloque international sur la mesure des produits culturels numériques se poursuit jusqu’au 11 mai.