Le côté obscur de la démocratisation culturelle

Photo: iStock «Il faut faire en sorte que les droits d’auteur soient payés — donc il faut arrêter de pirater», plaide Jonathan Roberge.

Le mélomane, le télévore et le curieux ont désormais accès à une bibliothèque d’une largesse à peu près inégalée. Mais le créateur a du mal à faire son beurre dans ce grand brassage où n’affleure malheureusement pas que la crème. Que gagnons-nous et que perdons-nous dans cette affluence ? Comment consommer la culture de manière éthique ? Le spécialiste en culture numérique à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS), Jonathan Roberge, titulaire de la Chaire de recherche Canada sur les nouveaux environnements numériques et l’intermédiation culturelle, a bien voulu y réfléchir avec «Le Devoir».

Est-ce que la numérisation a entraîné la démocratisation culturelle rêvée ?

L’arrivée massive du numérique a fait naître une série d’utopies et de dystopies sur l’avenir de la culture. La théorie qui a eu le plus de succès reste celle de la long tail de Chris Anderson, du magazine Wired.

En 2004, il imaginait que de 80 % à 90 % des revenus seraient accaparés par les gros blockbusters, Taylor Swift et Adele, par exemple. Les autres se tailleraient des parts plus restreintes, jusqu’à l’étiolement infini — imaginons un auditeur du Zimbabwe qui va écouter une seule fois une pièce d’un chanteur du Lac-Saint-Jean, en contribuant ainsi aux revenus.

L’idée était que tous les produits culturels finiraient, après peut-être bien des détours, par trouver leur auditoire. C’était, à la limite, l’idée d’un produit de niche de masse.

Dix ans plus tard, le bilan est peu reluisant. Le winner takes all s’est avéré juste, relayé par les Spotify et compagnie. À l’opposé, de petits groupes indies, loin dans cette très, très longue traîne, réussissent bizarrement à s’en sortir pas trop mal. On voit des groupes obscurs réussir, par le truchement de Facebook et Bandcamp, à mobiliser des groupes remarquables de fans. Comme les Dead Obies, par exemple (avant qu’ils ne passent à Tout le monde en parle).

Mais le problème demeure pour l’ensemble du milieu, pour tous les artistes de « moyenne stature ». Car l’industrie du disque québécois, à cause de la langue française et de la spécificité culturelle, est elle-même de « moyenne stature ».

Les Paul Piché, Daniel Boucher, Laurence Jalbert, à la limite Jean Leloup, tous ces artistes qui avaient de bonnes carrières au Québec sont ceux qui pâtissent maintenant de cette division de longue traîne au Québec, pris entre les très gros joueurs et ceux qui sont très nichés. Mais, en bout de traîne, les artistes ne vivent pas bien. Ils ont peut-être plus de visibilité qu’auparavant, mais ils font moins d’argent.

Dans notre façon de fréquenter la culture, qu’est-ce qui a changé ?

Le numérique a renouvelé les intermédiaires. Les nouvelles plateformes, les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple) de ce monde, ont très rapidement tiré la couverture à eux.

Alors qu’au Québec, les intermédiaires culturels — les producteurs, distributeurs, le parapublic, etc. — ont toujours été partie prenante d’un écosystème compact et local. L’identité québécoise, les industries culturelles, le ministère de la Culture formaient un tout cohérent.

Là, on a plusieurs joueurs très puissants qui sont très, très loin de nous. Les meneurs du jeu ne sont plus les labels (EMI, Columbia), mais Spotify et iTunes. Il y a eu un déplacement. Ceux qui détiennent le pouvoir sont de plus en plus puissants ; ils ne sont plus producteurs de musique, mais distributeurs numériques.

Ils sont de plus en plus loin des artistes et du coeur même de la création, à Silicon Valley, et le risque de la création est individualisé et appartient désormais presque entièrement aux artistes. Et les sources de revenus des artistes, conséquemment, sont de plus en plus lointaines et de plus en plus obscures.

Aussi, la culture ici a toujours été « participative », enrobée dans une forme de nationalisme. Quand on écoutait des chanteurs québécois, qu’on allait voir des spectacles, on avait l’impression de « faire partie de la gang ».

On a eu longtemps une certaine forme d’écosystème structuré, industriel-étatique, dans lequel les créateurs ont toujours été soutenus, comme l’accès des publics, entre autres à travers les subventions et les quotas. Les quotas ont sauvé l’industrie québécoise depuis leur instauration.

Ils ont permis d’exporter la musique québécoise en Belgique, en France, etc., mais ils n’existent plus dans le numérique.

Et plus vous allez dans le numérique et la dématérialisation, moins vous avez de parts de québécois ; plus vous allez vers des auditoires jeunes, natifs du numérique, moins ils consomment de parts de québécois.

La musique est-elle plus frappée que les autres arts ?

Dans la résilience par rapport à la vague numérique, deux choses se dessinent : d’abord, la matière brute. Le livre, par exemple, à cause de son histoire, de l’attachement à l’objet, du fait qu’on ne peut le fragmenter en chapitres comme on peut fragmenter un disque en « tounes », est plus résistant à la dématérialisation.

Dans l’ordre des disciplines affectées, on trouve d’abord la musique et les enregistrements sonores, premier secteur, et le plus lourdement affecté. Assurément aussi l’audiovisuel. Les arts visuels et le livre se partageraient la troisième place.

Les arts vivants sont affectés de manière indirecte, car les salles se vident. La culture numérique a cette vertu de démocratiser à peu près tout. Mais, paradoxalement, on consomme moins de contenu culturel que de bébelles. On dépense sur le contenant (iPad, téléphone, Internet) plus que sur le contenu.

Le dollar dépensé en culture, historiquement relativement investi sur des billets de spectacle, s’est déplacé vers les vendeurs de gadgets et les Samsung de ce monde.

Qu’est-ce qui a changé dans notre consommation culturelle ?

Tout. Ça ne nous a pas rendus plus imbéciles, mais cette proximité de la consommation nous a effectivement un petit peu insensibilisés. On ne s’engage plus autant qu’avant dans l’acte de participer, par facilité.

Et cette facilité, je crois, nous a collectivement et individuellement ramollis. On ne se rend pas compte à quel point les dimensions industrielle et identitaire sont siamoises.

Et quand on est rentrés tous, individuellement, dans cette ère d’abondance gratuite — et forcément du piratage de fichiers —, on a participé d’une naïveté collective, pendant que d’autres accaparaient cette économie culturelle, jusqu’à créer ce problème : on est réellement en train de compromettre la production culturelle au Québec. On est à un moment charnière où il faut trouver des solutions.

Ce qui nous ramène encore à la manière dont on soutient les créateurs. En matière de gros sous, ça va finir par être étatique parce qu’on est une société socialiste. Mais le soutien au créateur doit aussi être un acte citoyen. La culture de la gratuité a encore le devant sur la sensibilité aux droits d’auteur. Il faut faire en sorte que les droits d’auteur soient payés — donc il faut arrêter de pirater. Il y avait une forme d’acquiescement à la diversité culturelle qu’on est peut-être en train de perdre.

Les campagnes à moitié éthiques, à moitié économiques, comme « acheter local », peuvent aider. En culture, ça veut dire sensibiliser les gens à aller au libraire du coin, d’autant plus que vous ne paierez pas plus cher.

Vous encouragez la prescription, la recommandation faite par le libraire, le disquaire du coin. Acheter local, c’est participer à un écosystème qui nous le rend bien par la suite.

Et le mélomane au temps du numérique?

On ne sait absolument pas ce qui arrive, ce qui se transforme dans le rapport amoureux à la musique, dit le spécialiste en culture numérique Jonathan Roberge. Ce qu’on voit toutefois, c’est que les grands mélomanes séparent leurs actions : ils investissent dans le streaming, mais gardent des bibliothèques de CD à l’ancienne, avec des vinyles. « Les grands consommateurs de musique sont de plus en plus futés et se diversifient : dans les formats et les manières de découvrir la musique (des blogues, des forums, des revues classiques de France, des critiques de journaux). Il y a un éclatement, une fragmentation dans leurs outils, un équilibre entre les manières traditionnelles et nouvelles d’écouter de la musique. Il y a un enrichissement de l’expérience du mélomane par la possibilité d’aller chercher plus de sources d’informations, plus de formats. »


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