Dire l’abus sans mâcher ses mots

À la librairie Le Port de tête, à Montréal, seront rassemblés une quinzaine d’artistes qui présenteront chacun leur lecture de la violence faite aux femmes autochtones.
Photo: Annik MH De Carufel Le Devoir À la librairie Le Port de tête, à Montréal, seront rassemblés une quinzaine d’artistes qui présenteront chacun leur lecture de la violence faite aux femmes autochtones.
Que raconter, que chanter, que dire pour exprimer ce qui paraît d’abord indicible ? En hommage aux femmes autochtones disparues ou assassinées, pour s’indigner des violences autant que pour apaiser les sentiments, une quinzaine d’artistes canadiens, autochtones et non autochtones, se réunissent dans une vigile poétique spontanée, devant public. Dialogues.


Il suffit parfois de le dire en des mots forts et sentis pour que s’amorce un changement — un vrai. En rassemblant, sous la forme d’un micro ouvert, des artistes et des citoyens autour de l’injustice vécue par les femmes autochtones au pays, Paroles fauves veut faire du mutisme, du choc peut-être, le point de départ d’une réconciliation faite, elle, de parole. Une parole libre et sauvage qui ne mâche pas ses mots.

C’est après le fracassant reportage d’Enquête sur les abus commis à Val-d’Or que la journaliste de CBC North, Caroline Nepton-Hotte, a senti qu’un espace de rencontre et de discussion était nécessaire. 

Non seulement pour ceux qui traversent ou sont témoins de terribles histoires, mais aussi pour ceux qui assistent, impuissants, à l’inquiétant battage médiatique. « J’ai eu l’impression d’être bien loin de tout ça. Je fais des reportages, j’en parle, mais qu’est-ce que je fais, moi ? lance la journaliste, aussi co-organisatrice de la vigile poétique. Il y a plein de gens qui doivent se poser la même question. »

Avec le dépôt du rapport de la Commission de vérité et réconciliation, en juin 2015, qui fut suivi d’un automne émaillé de vigiles appelant à une enquête publique sur les disparitions et les assassinats de femmes autochtones que le gouvernement Trudeau a finalement mis en branle début janvier, il y a un changement de ton à prendre au rebond.

« Là, on a vraiment l’impression que les choses avancent, affirme la poète et artiste Natasha Kanapé Fontaine, qui sera de la soirée de dimanche. J’espère que la vigile poétique apportera un certain soulagement du poids du silence, du racisme et de la discrimination. »

Liberté de parole

 

Dans la petite librairie Le Port de tête seront rassemblés une quinzaine d’artistes, dont la poète et musicienne crie Moe Clark, l’artiste micmac Valérie « Ivy » Hamelin, la slameuse et comédienne Queen Ka, la poète et auteure Marie-Paule Grimaldi, la chanteuse inuite Beatrice Deer, le comédien innu Marco Collin, l’auteur et chanteur Biz (de Loco Locass), de même que l’auteure-compositrice-interprète innue Kathia Rock. Dans la langue de son choix, par la poésie, le conte, le slam ou le théâtre d’objet, chacun donnera sa lecture de la violence faite aux femmes autochtones.

Cette fois, le rassemblement est un pas résolu en avant. Paroles fauves veut canaliser un mal-être, une révolte, une tristesse — et aider, par la narration collective, à comprendre ce qui a pu se passer, pourquoi, et quelles en sont les conséquences, négatives ou positives.

« Pour moi, c’est une ouverture. Pas de cadre, pas de structure, pas de finale. Chacun a le droit de dire ce qu’il veut et peut exprimer, signale Natasha Kanapé Fontaine. Ça me rappelle la démocratie directe qu’on employait à l’époque dans les communautés et les sociétés autochtones, avant la colonisation. »

Après les interventions d’artistes, le public aura la parole à son tour sous la forme d’un micro ouvert. Tout pourra être dit, mais l’intervention devra durer entre trois et cinq minutes, pas plus. « Le slam a toujours quelque chose d’un peu politique. C’est très personnel et clairement une prise de position, glisse la poète, conteuse et co-organisatrice Isabelle St-Pierre, qui a dirigé durant six ans des soirées de contes pour les sans-abri avec l’Action terroriste socialement acceptable. C’est la parole nue. »

Prendre le temps

 

Natasha Kanapé Fontaine, elle, compte écrire un poème inédit. Elle parlera du temps nécessaire avant d’arriver à la réconciliation, mais aussi de résilience, marquée qu’elle fut par la force des femmes ayant enfin parlé, bouleversant l’opinion publique. « Comment ça se fait qu’une minorité, que des personnes marginalisées dans la société prennent simplement la parole et créent un énorme tremblement de terre partout au pays ? lâche la poète. Et comment ces femmes-là, ayant vécu l’invivable, ont réussi à survivre jusqu’ici dans le silence le plus lourd ? »

En confrontant les idées, Paroles fauves veut éveiller des consciences et mettre les gens devant une réalité qui, soudain, éclate au grand jour. « Ce que je trouve le plus dur, c’est le racisme ordinaire, glisse Isabelle St-Pierre. C’est le plus dommageable. C’est trop normalisé, il faut que ça sorte. »

Natasha Kanapé Fontaine parle elle aussi de « racisme ordinaire », lourd de réflexes et d’habitudes. Il y a un grand besoin de connaître, d’être sensibilisé, mais aussi d’« apprendre à devenir sensible », dit-elle.

Dans son poème Désormais, écrit en juin dernier, Natasha Kanapé Fontaine évoquait la reconstruction en cours d’une identité autochtone, portée, elle, par une grande « fierté » culturelle — un discours positif qui est tout aussi bienvenu dans Paroles fauves, car il y a de l’espoir. « Les images que j’ai,ce sont des herbes qui passent au travers du béton, qui réussissent à grandir et à habiter l’espace. »

Paroles fauves

Dimanche à 20 h à la librairie Le Port de tête, 262, avenue du Mont-Royal Est. Ouverture des portes à 19 h. Entrée libre, contribution volontaire. 514 678-9566, slamsession.mlt@gmail.com.



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