Revisiter Daudelin?

«Mastodo», la sculpture-fontaine de Charles Daudelin, est intégrée à même l’autre œuvre de l’artiste, «Agora».
Photo: Annik MH de Carufel Le Devoir «Mastodo», la sculpture-fontaine de Charles Daudelin, est intégrée à même l’autre œuvre de l’artiste, «Agora».

Le square Viger, complexe espace de verdure et de béton, sera réaménagé après 30 ans d’une vie à l’abandon. La Ville de Montréal compte s’attaquer d’abord à son visage le plus connu et honni par certains, l’îlot Daudelin. Pour y arriver, faut-il faire avec ou sans le projet artistique de Charles Daudelin ?

Les uns en parlent comme d’un endroit peu accueillant, dangereux, par où transigent toxicomanes et vendeurs de drogue. Une horreur, qu’il faudrait raser. Les autres disent plutôt qu’il s’agit d’un lieu sous-estimé et conçu pour rassembler la population, dans toute sa mixité. Une erreur (d’aménagement urbain), à corriger. C’est un peu ça, le square Viger. On aime ou on n’aime pas.

Pris entre ces deux pôles depuis sa configuration, il y a une trentaine d’années, le square Viger vient de réapparaître dans l’actualité, poussé par le souhait de la Ville de Montréal de redessiner ce secteur situé à l’est du Centre de recherche du CHUM. Tel qu’annoncé au début du mois de juin, le projet ne vise pour l’instant qu’un tiers de l’ensemble composé de trois grands espaces de verdure et de béton. Cependant, il suscite déjà débats et commentaires à l’emporte-pièce. Peu importe qu’on parle d’horreur ou d’erreur, le statu quo fait problème.

L’îlot Daudelin, désigné ainsi par la présence d’un ensemble architectonique et sculptural de Charles Daudelin (1920-2001), considéré comme un des pères de la sculpture moderne au Québec, est au coeur des discussions. La vingtaine d’édicules en béton — l’oeuvre Agora (1983) — seraient détruits selon les plans de la Ville, alors que la sculpture-fontaine Mastodo (1984), dont le mouvement en bascule n’a que très rarement fonctionné, serait restaurée et déplacée. On voudrait rendre ainsi hommage à son auteur.

Tuer pour honorer

 

La succession de l’artiste s’oppose à ce démantèlement, parce qu’il détruirait l’ensemble du projet. Et brimerait les droits moraux de l’artiste. L’avocate chargée de représenter le groupe Daudelin, Viviane de Kinder, veut éviter de qualifier la Ville de « brute », mais elle n’est pas moins dure lorsqu’elle résume le réaménagement proposé : « La prémisse dit qu’on va te tuer pour te rendre hommage. »
 

« L’acquisition d’une oeuvre ne l’emporte pas sur les droits moraux de l’artiste, rappelle-t-elle. Toucher à l’intégralité de l’oeuvre, ce serait le brimer. Il faudrait une entente distincte, où l’artiste renoncerait à ses droits. »

Le précédent juridique au Canada sur cette question remonte à 1982. La Cour suprême de l’Ontario avait alors donné raison à l’artiste de réputation internationale Michael Snow, dans un litige qui l’opposait au Centre Eaton de Toronto. La sculpture en papier que Snow avait installée dans le hall du centre commercial avait été recouverte de guirlandes pour la période de Noël. Le juge avait considéré que ce geste modifiait l’oeuvre et ne respectait pas les droits moraux de son auteur.

La Ville de Montréal est-elle en droit de démanteler l’oeuvre ? Tout dépend du contrat signé par Daudelin, et encore. « L’artiste a un gros pouvoir, mais son droit n’est pas unilatéral et absolu. Il y a toujours une contrepartie. La Ville peut évoquer des impératifs, comme celui de la sécurité, pour agir. Mais il faudrait négocier, tout le monde est perdant si on se retrouve en justice », analyse Olivier Charbonneau, bibliothécaire à l’Université Concordia et doctorant en droit sur les questions de droit public et de droit d’auteur (dont font partie les droits moraux).

Portrait noir

 

L’arrondissement de Ville-Marie, qui vise à entamer les travaux à l’automne pour livrer la nouvelle place à l’été 2017, n’énonce pas la question de la sécurité dans le dossier préliminaire. On dit cependant chercher à rendre le square Viger plus convivial, car les conditions sont « peu favorables au partage de l’espace public ». On y présente les usagers comme des « irréductibles qui refusent les services standards destinés aux personnes itinérantes » et on y décrit « un site [qui] favorise des usages illicites », avec des cachettes et des problèmes de salubrité.

Jean-Pierre Caissie rit presque lorsqu’on lui fait part des intentions de la Ville. Ce portrait noirci, l’ancien coordonnateur du centre d’artistes Dare-Dare l’a entendu plus d’une fois. Il assure pourtant que la réalité est autre, du moins à l’époque où Dare-Dare occupait le square Viger, entre 2004 et 2006, pour y présenter des oeuvres éphémères.

Histoires de peur

 

« J’ai l’impression que les médias ont contribué à ces histoires de peur. Comme si on voulait entretenir une légende urbaine », affirme-t-il. Il se souvient d’avoir confronté, en ondes, un animateur-vedette de Radio-Canada et ses idées préconçues au sujet d’un lieu qu’il considérait comme dangereux et peu éclairé. « Il a fini par reconnaître qu’il ne l’avait jamais visité. »

Jean-Pierre Caissie est d’avis que le square Viger est un no man’s land « particulier ». « Mais c’est un espace vivable. » Dès son arrivée, à l’été 2004, l’équipe de Dare-Dare, dont le bureau est une roulotte, a côtoyé des squegees. Jamais, assure Caissie, il ne s’est senti menacé. Mieux, certains de ces « irréductibles » ont fait du bénévolat et participé, par exemple, à l’installation d’un édicule en briques à base de cire d’abeille, une oeuvre de Doug Scholes.

« Mixité d’usage »

Si Jean-Pierre Caissie garde « de très bons souvenirs » de ces deux ans, c’est qu’il régnait sur place « une paix sociale, une mixité d’usage », avec la présence de travailleurs qui y prenaient leur lunch et des patients de l’hôpital voisin, en fauteuil roulant.

« Ce qui nous a convaincus de nous arrêter là, c’est que le square avait été conçu par Daudelin, par un artiste. On a, quelque part, poursuivi ce qu’il n’a jamais terminé. »

Agora, Mastodo, ainsi que les oeuvres de Claude Théberge (1934-2008) et de Peter Gnass (né en 1936) destinées à deux autres îlots à l’est de celui de Daudelin, ont été réalisées au début des années 1980, à la demande du ministère des Transports, qui cherchait à recouvrir l’autoroute Ville-Marie. Or l’aménagement n’aurait jamais été réalisé dans son ensemble, notamment au niveau du paysagement. L’accessibilité au site, lui, a été source de critiques, surtout à l’égard de la présence d’enfants.

Daudelin était chargé de faire une agora, Théberge, un parc de style victorien, et Gnass, un parc de jeux. Les trois îlots ont leurs plans d’eau, mais aujourd’hui les bassins sont vides, les fontaines hors d’usage. Les jeux de Gnass sont disparus et le café prévu à l’origine par Daudelin n’a jamais été mis en place.

Deux quartiers

 

« Ce projet d’art public a été conçu pour améliorer la transition entre deux quartiers, pour couvrir les failles [créées par l’autoroute]. Elles répondaient bien à des contraintes techniques, comme celles de planter des arbres sur du béton. Il y a eu des erreurs urbaines, mais elles peuvent être corrigées », dit Marie-Dina Salvione, une spécialiste de l’architecture moderne et du patrimoine associée à l’UQAM, qui a dirigé, l’hiver dernier, un cours exclusif sur l’avenir du square Viger.

Un îlot Daudelin davantage acceptable passe, selon elle, par la cohabitation des populations. « Ça fait partie de l’histoire. Un projet de design urbain axé sur la sécurité, c’est peu positif. Lorsqu’un lieu est stigmatisé comme dangereux, les gens n’y vont pas, dit celle qui reconnaît la problématique de l’itinérance, mais c’est une réalité depuis les années 1930. »

L’actuelle place Émilie-Gamelin fait croire à la chercheure que la question de la mixité est possible. « Comme legs du 375e de Montréal, qui se targue d’être une ville de design reconnue par l’UNESCO, il faudrait un projet innovant sur la base du développement durable. Il faut intervenir le plus possible avec l’existant. Faire table rase, c’est le contraire du développement durable », conclut-elle.



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