L’interdisciplinarité comme spécialité

Ce texte fait partie du cahier spécial Musées - Novembre 2014
« Quand tu fais une oeuvre d’art et que t’es capable d’en prévoir le résultat, ça ne vaut pas la peine de la faire. Parce que t’es en train de faire quelque chose que tu connais déjà, donc tu n’es pas en train de faire une oeuvre d’art : t’es en train de réaliser ou de consolider de la culture. L’art, lui, essaie toujours d’être un peu en dehors de ça, de mettre un pas de plus, de faire un pas de côté, de changer de point de vue, ou quelque chose comme ça. »
Directeur de l’École des arts visuels de l’Université Laval, l’artiste Jocelyn Robert assume à travers son enseignement cette position à laquelle il tient, et qui peut entraîner le jeune — ou moins jeune — créateur sur des sentiers certes incertains, mais pouvant mener aux plus grands plaisirs de l’inédit. En cherchant à créer quelque chose qu’il ne connaît pas encore, l’artiste décide d’aller dans une direction qu’il croit connaître, dit-il, « et puis, éventuellement, tu te retrouves à la limite, et puis tu continues encore un peu… et tu découvres ! »
Sympathique touche-à-tout, l’homme était invité à s’exprimer le 12 novembre dernier au Musée national des beaux-arts du Québec, dans le cadre d’un cycle de conférences nommé Arts, sciences et philosophie. Ce cycle invite différentes personnalités à s’interroger notamment les liens entre les démarches artistique, scientifique et philosophique. Rencontré dans son atelier du quartier Saint-Roch, à Québec, M. Robert se voit comme un généraliste ayant des compétences et des connaissances limitées, mais qui touchent à une variété de disciplines, allant de la vidéo aux mathématiques du chaos, en passant par l’architecture.
Construire des ponts
Un bagage qui peut permettre de développer un certain art, celui de savoir « connecter des choses ensemble », résume-t-il. « C’est plus que pour simplement voir ce que ça donne. C’est parce que j’ai l’intuition qu’une connexion est possible. » Reconnaître certaines formes dans différents systèmes et voir qu’elles sont relativement symétriques, telle est la compétence particulière que peut développer un généraliste curieux, créatif et, dans une certaine mesure, autodidacte. Au point où M. Robert croit qu’ultimement, l’interdisciplinarité devrait devenir une spécialité en soi.
« L’interdisciplinarité en elle-même doit avoir ses stratégies, ses outils, ses concepts, ses méthodes, avance-t-il. Tu ne peux pas seulement asseoir ensemble des gens de différents domaines et espérer qu’il va y avoir des connexions. À mon avis — et je pense qu’il faut fouiller cette question-là —, si on veut que des scientifiques, des philosophes et des artistes se parlent et se comprennent, il faut organiser des ponts. Ceux-ci ne se construisent pas tout seuls. » Il souhaite ainsi que l’on se donne les moyens permettant l’existence de cette interdisciplinarité.
Ces croisements possibles entre les différentes sphères peuvent être générateurs de belles découvertes, comme le constate parfois M. Robert au gré de ses aventures exploratoires. Le titre de sa conférence, Le moiré interdisciplinaire — Le monde numérique comme métaphore d’une société participative, fait référence au moiré, ce phénomène d’interférence visuel associé généralement à certains tissus. C’est l’effet qui lorsque l’on croise deux structures visuelles ou géométriques d’une certaine façon en révèle une troisième, auparavant invisible.
Aujourd’hui, le numérique facilite les croisements interdisciplinaires et les rend beaucoup plus accessibles au commun des mortels. « Je suis capable de générer un attracteur de Lorenz dans le même logiciel où je suis capable de contrôler de la vidéo, d’illustrer M. Robert. Alors les liens sont plus faciles à faire pour moi. Je ne suis pas obligé d’essayer d’emmener un mathématicien et un vidéaste dans le même studio. » Il peut intervenir seul, et ce, dans une même page de programmation.
Un exemple assez simple de son travail : pour son installation L’origine des espèces (2006), montrée à Montréal puis à Berlin, le fichier informatique ayant servi à imprimer l’image d’une vieille machine à écrire — de modèle « Silent » — a ensuite été lu comme un fichier sonore. Le résultat particulier a été diffusé dans l’espace en même temps que l’image par 48haut-parleurs. Lors de sa performance en deux parties nommée La politique de la géométrie, en 2007, inspirée du tracé autoritaire du mur de Berlin, il a exploré cette fois les géométries urbaine (Lignes aveugles) et sonore (Les cloches de Notre-Dame de la Réconciliation).
Rester en vie dans le mur
Les technologies numériques contribuent certainement à plusieurs égards à « une démocratisation à partir des spécialistes vers les généralistes », pour employer les mots de M. Robert. Il évoque l’exemple amusant des « mashups », ces habiles remontages audio et vidéo que l’on peut dénicher sur la toile. Par exemple, sous le nom de Wax Audio, un Australien superpose à temps perdu des succès musicaux populaires des dernières décennies. Il a notamment fusionné deux « hits » des Bee Gees et de Pink Floyd, dans un mariage judicieusement intitulé Stayin’ Alive In The Wall.
« J’en parle dans mes cours », confie le professeur avec un sourire aux lèvres. Deux aspects lui apparaissent très intéressants dans cet exercice de remontage : d’abord, on peut y voir un croisement faisant apparaître de manière frappante la simplification, voire le formatage industriel de la musique pop qui s’est développé au fil des décennies. Ensuite, ce travail créatif révèle à sa façon qu’on ne peut, malgré tout, empêcher des gens de réinventer constamment le monde dans lequel ils baignent, les technologies numériques aidant.
« Pour moi, c’est un conflit industriel versus non-industriel », propose comme idée M. Robert, lorsqu’on revient sur les « erreurs » qu’il commettait enfant lorsqu’il apprenait le piano, et qui nourrissaient en lui une certaine frustration. En conférence, il donnait l’exemple d’une chaîne de montage de laquelle serait rejetée une tasse à cause de son anse « croche ». « Dans l’enseignement classique de la musique, t’en as pour quinze ans à essayer de faire des tasses droites, jusqu’à ce qu’on t’accorde le droit de faire une tasse. Mais évidemment, après quinze ans d’endoctrinement, tu n’es plus capable de faire une anse croche. C’est fini. »
L’idée, c’est simplement que les tasses « déviantes » ne sont pas aussi dénuées d’intérêt que ce que la standardisation suggère. Ça dépend du point de vue que l’on prend, des critères que l’on se donne. « Si les roses étaient toutes identiques, elles ne nous intéresseraient pas beaucoup. Ce qui est génial, c’est que toutes les fleurs sont différentes, tous les matins sont différents ! C’est ça qu’on aime ! Alors pourquoi la manière dont toi tu mets tes doigts sur un clavier, qui est différente de ce qu’elle est censée être, serait-elle moins intéressante ? » Ne rejetons donc pas systématiquement toutes nos signatures, et tous nos incidents inédits, car ce sont peut-être là de précieuses fenêtres ouvrant sur un monde réinventé.
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