L’art rouge sort de sa réserve

Raven: On the Colonial Fleet, 2010 (détail) Skeena Reece. Tenue de performance.
Photo: Sebastien Kriete Raven: On the Colonial Fleet, 2010 (détail) Skeena Reece. Tenue de performance.

Culture autochtone, culture moderne. Culture arrivée au XXIe après un long voyage à travers le temps. Transformée, mais bien vivante. C’est à cette culture bigarrée et tenace, unique, que le Musée d’art contemporain de Montréal rend hommage cet automne avec la grande exposition Beat Nation : art, hip-hop et culture autochtone. Dans d’autres coins de la ville, les festivals Phenomena et Mundial résonneront aussi d’échos d’art autochtone contemporain, mêlé de revendications politiques. Regard sur ces artistes qui font l’air du temps.

 

C’est dans les rues des grandes villes que Dylan Miner, un Métis de l’Alberta, a d’abord conçu son projet d’art visuel Native Kids Ride Bikes, avec de jeunes autochtones vivant en milieu urbain. Accompagnés par un aîné parlant leur langue autochtone, les jeunes étaient invités à décorer une bicyclette d’ornements rappelant leur culture traditionnelle.

 

Quatre de ces bicyclettes, conçues par des artistes autochtones émergents celles-là, font partie de la vaste exposition Beat Nation, sur l’art hip-hop et la culture autochtone, qui prend l’affiche cette semaine au Musée d’art contemporain de Montréal. Voilà que ces bicyclettes, si présentes en milieu urbain, se couvrent de peaux d’animaux ou de côtes de caribou, pour témoigner de l’apport traditionnel autochtone.

 

Art métissé, art hybride, art nerveux et vivant, le tout est traversé de l’impulsion politique qui a soutenu le mouvement de revendications autochtones Idle No More au cours de la dernière année.

 

Une vidéo de l’artiste mohawk Jackson 2Bears, par exemple, expose « l’histoire problématique » de la nation canadienne, ainsi que les ambiguïtés de la construction de son identité culturelle.

 

Car, toute porteuse de culture hip-hop qu’elle soit, cette exposition se veut « très politique », raconte Tania Willard, cocommissaire de l’exposition, qui l’a d’abord conçue pour la galerie Grunt de Vancouver en 2008.

 

Les 24 artistes participant à l’exposition ont pour leur part des identités assez bigarrées. « Certains ont des racines dans quatre nations autochtones différentes », poursuit Tania Willard.

 

Des trésors d’art contemporain

 

L’artiste albertaine Cheryl L’Hirondelle en témoigne, elle qui est un peu crie, un peu métisse, un peu francophone, un peu allemande et polonaise.

 

Le long de l’autoroute Transcanadienne, elle a placé des roches dont l’agencement signifie en langue syllabique : « Regardez cette terre dont personne ne veut. » Cette terre, c’est le terrain des réserves où le gouvernement fédéral a forcé les autochtones à s’installer au fil des ans. Plus loin, Sonny Assu s’est inspiré d’un enregistrement de son arrière-grand-père chantant dans un potlatch traditionnel, alors que cette pratique était interdite en sol canadien. Sonny Assu a créé une installation sur le thème de la mémoire.

 

Les oeuvres elles-mêmes sont issues d’un va-et-vient constant entre la culture moderne et la culture traditionnelle.

 

« Les perles de verre qu’utilisent les autochtones dans leur artisanat ont été apportées ici par les Européens, ce qui n’empêche pas qu’on présente aujourd’hui leur tissage comme de l’art traditionnel autochtone », explique Tania Willard.

 

Cela donne d’ailleurs des trésors d’art contemporain. Ces planches de rouli-roulant, par exemple, dont on a taillé le bois pour les faire ressembler à des raquettes de babiche. Ou cette vidéo de l’artiste Nicholas Galagin, originaire de l’Alaska, qui présente le danseur de breakdance David « Elsewhere » Bernal, se déhanchant au son de tambours traditionnels.

 

« Moi, ce qui m’intéresse, c’est de voir comment l’art peut être un outil de transformation, comment on peut l’utiliser pour sensibiliser le public aux questions autochtones », raconte pour sa part Émilie Monnet, qui est la fondatrice des productions Onishka, qui présente le spectacle Recompose, le 23 octobre à la Sala Rossa, dans le cadre du festival Phenomena.

 

Onishka, en anishnaabe (algonquin), qui est la langue de la mère d’Émilie Monnet, cela veut dire « réveille-toi ! ». Émilie Monnet s’est d’ailleurs remise à l’apprentissage de la langue de ses ancêtres.

 

L’humour comme instrument de survie

 

Le but de cette maison de production, fondée en 2011, est de « permettre une plate-forme qui donne de la visibilité aux affaires autochtones ».

 

Recompose mettra en scène certains personnages de la tradition autochtone, le Trickster, par exemple, qui joue des tours, ou la Grande Tortue. On y exploitera aussi certaines grandes prophéties hopis, mayas, ou anishnaabes, pour s’intéresser à de grands enjeux contemporains : l’approvisionnement en eau dans les réserves autochtones, mais aussi le réchauffement climatique et l’avenir de l’environnement, mais toujours avec l’humour propre à la culture autochtone.

 

« L’humour, pour les autochtones, a été un instrument de survie pendant des années. Il a permis de survivre aux aspects les plus noirs liés à la colonisation, les pensionnats indiens et l’adoption des enfants, raconte Émilie Monnet. L’humour fait passer les messages dans des situations difficiles. »

 

Comme l’exposition Beat Nation, Recompose traverse allègrement les frontières entre tradition et modernité. La violoncelliste Cris Derksen, par exemple, soumet son instrument à d’étonnantes manipulations pour créer un nouveau genre, alliant musique classique, folk, et électro.

 

En novembre, ce sera au tour du Mundial Montréal d’offrir au public les sonorités issues d’une tradition autochtone mêlée de modernité. Le festival y consacre en effet toute une série de spectacles sous le titre « Accents autochtones ». Au programme donc, un pow wow électrique du groupe A Tribe Called Red. Le groupe, finaliste au prix Polaris, offre lui aussi un mélange de rythmes autochtones traditionnels réarrangés à la manière techno. Le rappeur algonquin Samian, quant à lui, continuera d’y retracer l’histoire de son peuple, avec les mots de son rap. Là encore, l’engagement politique est voisin de l’art. Samian a entre autres mis en ligne une chanson dénonçant le Plan Nord en 2012.

 

Toujours au Mundial, il faut vibrer sur la théâtralité des chants de gorge de la chanteuse inuite Tanya Tagaq. Tanya Tagaq a créé un nouvel accompagnement musical pour les séquences silencieuses du film Nanook of the North, tourné en 1922, sur le mode de vie des Inuits de l’Arctique. Si ce film prétendait être un documentaire, il trafiquait certains éléments de la réalité. On y avait par exemple vêtu les Inuits en costumes traditionnels, qu’ils ne portaient plus au moment du tournage, et on avait demandé au héros, Allariallak, de chasser avec une lance alors qu’il chassait normalement avec un fusil.

 

Pour couronner cet automne autochtone, une pièce au nom paradoxal, évoquant à la fois la destruction et la parenté, Tu é moi, première oeuvre de Marco Collin, originaire de la communauté innue de Masteusiash, prendra l’affiche le 14 novembre, aux ateliers Jean-Brillant, à Montréal. Une pièce où « l’Autre porte à la fois le visage de l’ennemi et le reflet de soi-même », dit-on. Tout à fait dans l’air du temps.

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