Décryptage - L’art à prendre au pied de la lettre

Décryptage, série en sept temps sur l’art public au Québec, aborde chaque semaine un enjeu propre à cette forme qui connaît un regain d’intérêt à l’heure de l’animation culturelle des villes. Aujourd’hui : la présence du littéraire dans l’art public.
Au détour d’un coin de rue, d’une balade en montagne ou dans l’ombre d’un bâtiment, les mots s’insinuent dans le paysage urbain, très souvent portés par l’art public. De plus en plus d’oeuvres d’art public font appel au pouvoir d’évocation des mots pour dire, émouvoir ou faire oeuvre de mémoire.
Pourrait-on imaginer aujourd’hui le Plateau-Mont-Royal sans les mots de Tango de Montréal de Gérald Godin, présence quotidienne pour qui traverse la place pour s’engouffrer dans la station de métro du quartier ? Ou une balade à Lachine sans penser aux mots que Rose-Marie E. Goulet a imprimés dans l’horizon du lac Saint-Louis ?
Petite mine d’or
Bien au-delà de ces deux exemples, poèmes, mots clairsemés et extraits d’oeuvres littéraires abondent dans l’art public. Selon une banque de données non exhaustive créée par l’écrivain et professeur de littérature à l’UQAM, Marc-André Brouillette, 107 d’oeuvres d’art public sur le territoire de l’île de Montréal font appel à la puissance des mots ou de la littérature.
Créé par ce passionné de lettres, le site pepluc.org, véritable petite mine d’or qui recense la présence du littéraire dans l’art public partout au Canada, identifie quelque 620 oeuvres permanentes ou éphémères au pays. « Il y a un intérêt réel pour la parole et les mots dans l’art public. Avec les mots, l’oeuvre offre un univers poétique qui sort les gens de leur routine et de leur quotidien à un moment, ou dans un endroit, où ils ne s’y attendent pas du tout », soutient M. Brouillette, qui dépiste méthodiquement toutes les incursions de l’écrit dans l’art.
D’après cette banque de données, au Canada, 169 sculptures, 78 murales, 13 oeuvres de verre et 371 installations sont porteuses de mots, de poésie ou d’extraits. Les parcs semblent l’endroit de prédilection pour inscrire les mots dans l’environnement (158 oeuvres), mais l’écrit s’étale aussi dans les rues (90), les écoles (83), les infrastructures de transport (59), les services publics (32), et, curieusement, plus souvent aux murs des hôpitaux (23) que des lieux de culture ou de loisirs (20).
Au Québec, outre Tango de Montréal (Richard Purdy, 2000), plusieurs oeuvres sont maintenant devenues célèbres, comme Rêver le nouveau monde (2008) de Michel Goulet, 44 chaises installées pour le 400e de Québec à la Gare du Palais, portant les textes de Claude Beausoleil, Claude Gauvreau, Gaston Miron, Anne Hébert et d’une trentaine d’auteurs emblématiques de la littérature québécoise.
Si les images choquent, les mots le font tout autant. À preuve la murale de Jordi Bonet, Le passé, le présent et le futur. La mort, l’espace, la liberté (1969), claironnant à la tête des habitués du Grand Théâtre de Québec la provocante admonition de Claude Péloquin : « Vous êtes pas écoeurés de mourir bande de caves ! »
« Maintenant, les autorités craignent un peu que les contribuables soient choqués. La justification des fonds publics influence, consciemment ou non, le choix des oeuvres, estime Marc-André Brouillette. Je crois qu’on devient de plus en plus prudent. »
Mais plusieurs de ces oeuvres porteuses de messages en toutes lettres se fondent plutôt discrètement dans le grand galimatias de signes qui assaille le citadin. « Notre oeil est conditionné pour voir les publicités et les informations pratiques, mais les gens ne remarquent pas forcément les textes littéraires ou poétiques, car ce fut longtemps étranger à notre environnement extérieur », pense le créateur de plepuc.org.
Des mots parsemés
Au contraire des vers « Sept heures et demie du matin métro de Montréal », de Godin revu par Purdy, les discrètes oeuvres Poissons dans la ville (1988), de Gilbert Boyer, ou La montagne des jours (1991), 12 plaques murales semées dans divers quartiers de Montréal ou cercles de métal disséminés en cinq lieux du parc du Mont-Royal, s’attrapent au vol, presque inopinément. Elles font écho aux murmures de la ville, capturent une discussion entendue au passage. « J’ai hésité longtemps avant de me décider (j’ai peut-être trop attendu) mais aujourd’hui c’est fait. J’ai glissé ma lettre dans la boîte rouge », susurre l’une d’elles, au coin de Cherrier et Saint-Hubert.
Autre grande exploratrice de la puissance des mots, Rose-Marie E. Goulet a créé Cantate (2005), à voir à la Maison de la musique du Palais Montcalm, l’imposant à Monument L (1992), trois mots émergeant du sol en bordure du fleuve à Lachine, et le puissant Nef pour quatorze reines (1999), lettres lourdes de cris et d’impuissance tracées à la mémoire des victimes de la tuerie de Polytechnique, place du 6-décembre-1989.
Par ici, les mot de Leonard Cohen, glanés à à la Grande Bibliothèque (BAnQ), là-bas, ceux de Félix Antoine-Savard, inscrits à Clermont sur la pointe d’un toit à pentes (Richard Purdy, 2004). Les mots d’Einstein s’incrustent dans un mur à Terrebonne (Pierre Leblanc, 2007), alors que l’appel pacifique « Give Peace a Chance » de John Lennon (Paix, 2009, Linda Covit) accueille le randonneur au mont Royal.
« L’idée du texte est souvent de faire surgir un discours par hasard, qui n’est pas du tout celui auquel on s’attend en intégrant certains lieux », soutient Marc-André Brouillette.
Une pléthore d’oeuvres éphémères a aussi adopté la force du mot, notamment celles très connues de Roadsworth, artiste au pochoir qui imprime depuis 15 ans sa signature sur le macadam.
« Il y a de plus en plus de diversification dans l’usage du littéraire, surtout dans les oeuvres éphémères qui, depuis quelques années, recourent à des textes inédits, des mots ou du slam », observe ce fin dépisteur.
L’art public est-il, de plus en plus, à prendre à la lettre ?
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NDLR: Des corrections ont été apportées à ce texte après la mise en ligne.