Musique de char sur la 20


	«Quand on est dans sa voiture, on se retrouve comme dans un espace suspendu qui traverse plusieurs territoires entre Montréal et Québec. Des territoires qui, lorsqu’on prend la peine de les écouter, nous racontent beaucoup de choses », dit la chercheuse Marie-Christiane Mathieu, de l’Université Laval.
Photo: Jacques Grenier - Le Devoir
«Quand on est dans sa voiture, on se retrouve comme dans un espace suspendu qui traverse plusieurs territoires entre Montréal et Québec. Des territoires qui, lorsqu’on prend la peine de les écouter, nous racontent beaucoup de choses », dit la chercheuse Marie-Christiane Mathieu, de l’Université Laval.

Il faut ouvrir les oreilles pour s’en rendre compte : l’autoroute 20, entre Montréal et Québec, peut conduire finalement bien plus loin que les nombreuses villes qu’elle dessert.

Sur près de 300 km, cette artère autoroutière majeure du Québec permet en effet de traverser d’autres « paysages », parallèles, mais aussi d’appréhender un incroyable patrimoine invisible transmis par une diversité d’ondes radio qui en diraient beaucoup sur notre rapport à l’environnement, sur les communautés traversées par cette route, sur la politique, sur la diversité et la richesse du « Nous »…, estime une chercheuse en arts visuels de l’Université Laval. Marie-Christiane Mathieu - c’est son nom - a d’ailleurs décidé, depuis septembre dernier, d’être sensible à cet invisible, de le sonder même sous toutes ses coutures, de l’enregistrer, pour, d’ici l’an prochain, en faire une oeuvre sonore inédite et atypique que les milliers d’usagers quotidiens de la 20, dans leur voiture, vont pouvoir écouter sur leur autoradio, entre Montréal et Québec.


Baptisé Musique de char, ce projet, dont les grandes lignes vont être présentées vendredi dans le cadre de la 81e édition du congrès de l’Acfas, avance paradoxalement sur un terrain pas très asphalté. « Nous souhaitons faire prendre conscience aux automobilistes des zones culturelles qu’ils traversent, mais qu’ils ne voient pas, puisqu’elles sont invisibles, résume Mme Mathieu, qui enseigne à l’École des arts visuels. Quand on est dans sa voiture, on se retrouve comme dans un espace suspendu qui traverse plusieurs territoires entre Montréal et Québec. Des territoires qui, lorsqu’on prend la peine de les écouter, nous racontent beaucoup de choses. »


C’est d’ailleurs ce que fait cette chercheuse, une habituée de cette route - elle est Montréalaise, elle travaille à Québec -, avec assiduité depuis plusieurs mois.


En tendant l’oreille le long de cette « 20 » - dans un petit camion spécialement conçu pour cela -, son équipe et elle ont bien sûr mis en relief les changements de tonalité qui s’opèrent sur les radios commerciales et même publiques qui accompagnent le voyageur de son point A à son point B. « Ce n’est pas une découverte, mais les propos que l’on y entend semblent varier d’une région à une autre, définissent des régions précises. On sent par endroits qu’il y a des façons différentes de penser », dit-elle sans chercher toutefois à poser un jugement de valeur sur ces différences.

 

Le fleuve sur la route


Ce clivage révélé par le « laboratoire mobile » de Mme Mathieu n’étonne pas, contrairement à la présence sur cet axe routier d’un monde parallèle formé par les ondes de la radio marine, débordant du fleuve, et que l’artiste universitaire ne s’attendait peut-être pas à trouver là. « Je suis allée prendre des cours d’opérateur de radio marine pour comprendre les conversations que l’on captait », raconte-t-elle, « pour décoder cet univers que l’on traverse en voiture », les ondes radio émises sur l’eau, mais également des différents postes des garde-côtes ou des pilotes du Saint-Laurent, n’ayant que peu à faire des limites fluviales où elles sont générées.


L’incongruité de ce mélange des genres - et de deux modes de transport en apparence incompatible - n’est d’ailleurs pas unique, comme en témoignent certaines autres composantes du monde invisible de la 20 qui peuvent venir d’encore plus loin que du fleuve. « Le long du boulevard Charest [à Québec], nous avons réussi à capter une station de radio venant de l’Alabama », dit Mme Mathieu, qui a dû explorer la physique de la radiodiffusion pour démystifier la chose. « C’est lié à l’ionosphère qui, dans certaines conditions, réfléchit les ondes en provenance de plusieurs milliers de kilomètres. »


Moins prosaïque, cette autopsie des territoires invisibles de la « 20 », et pour laquelle Mme Mathieu n’a pas hésité à quelques reprises à faire du camping au bord de cette autoroute, pour écouter ce que la route a à dire la nuit, lui a permis également de prendre conscience, autrement qu’avec les yeux, de cette culture du transport par camion que l’axe autoroutier nourrit, comme bien d’autres axes de la province d’ailleurs. « Entre Montréal et Drummondville, on n’en voit pas beaucoup, mais on entend les conversations provenant de ces camions, sur une multitude de fréquences, dit-elle. Il y a des milliers de bandes de fréquences qui appartiennent à ce monde et dont chacune correspond à des services précis ou a des fonctions particulières. C’est fascinant ! »


La chose revêt d’ailleurs une dimension politique, selon elle, mais aussi économique, puisqu’elle nous fait entendre la façon dont nous avons décidé d’occuper le territoire. Une réflexion, parmi d’autres, que l’artiste universitaire qui travaille sur cette drôle d’exploration avec une spécialiste en art sonore, Chantal Dumas, et un ingénieur de l’INRS, Jean-Charles Grégoire, compte partager à partir de 2014 avec les automobilistes présents sur cette autoroute. Comment ? Par l’entremise d’une oeuvre sonore, « un trajet sonore sur 300 km », « parallèle au trajet parcouru par le conducteur », tenant sur un CD ou un lecteur de MP3. « On songe aussi à transmettre cette oeuvre sur une fréquence radio que les gens pourraient attraper sur leur autoradio, le long de la 20 entre Montréal et Québec », dit-elle. Un véhicule qui, effectivement, donne l’impression, vu le contenu de son habitacle, d’être le bon.

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