Un art en soie

«Vers la trentaine, les gens cherchent à se reconnecter avec la création matérielle, avance Iris Sautier (à gauche), de l’atelier La bourgeoise sérigraphe. On est tellement absorbés par nos écrans et nos clics! Ça peut faire du bien de sortir parfois de cette dictature technologique.»
L’ambiance est électrique, les machines sont bruyantes et l’espace, restreint. On en ressort taché, fatigué, mais toujours le sourire aux lèvres. Pourquoi les cours d’initiation à la sérigraphie de l’atelier La bourgeoise sérigraphe affichent-ils complet un mois d’avance ? Parce que rien ne vaut la satisfaction d’imprimer soi-même ses slogans, ses affiches ou ses vêtements, dans un monde ultranumérisé.
Aperçues plusieurs fois le printemps dernier dans la représentation visuelle de la lutte étudiante, les œuvres imprimées à la sérigraphie ont le pouvoir de communiquer une idée et d’accrocher rapidement le regard.
En fait, la popularité de cette technique n’a jamais réellement diminué. « C’est un art qui intrigue et fascine, surtout depuis Mai 68 en France », explique Iris Sautier, designer graphique de formation et propriétaire du studio artisanal La bourgeoise sérigraphe, installé dans le Plateau Mont-Royal. On y offre des formations pour débutants d’une durée de six heures, soit une journée de cours, ou encore de 12 heures réparties sur deux jours.
Originaire de Suisse, Iris Sautier reçoit chaque semaine trois à cinq personnes qui viennent apprendre les rudiments de la sérigraphie dans son petit studio de la rue Berri. Les gens qui entrent là n’ont jamais touché l’encre et la soie et découvrent donc le procédé.
Domaines connexes
Elle explique que ses étudiants sont surtout issus de domaines connexes aux arts : « Je dirais qu’à 80 %, ils sont en design graphique, en jeux vidéo, en mode, en photographie, ou bien ce sont des artistes qui veulent diversifier leur pratique. Ensuite, on reçoit environ 20 % d’individus qui travaillent dans des domaines non artistiques ! » Selon elle, c’est le côté plus technique du procédé qui attire ces personnes, d’habitude peu touchées par la création.
Ce jour-là, le groupe de cinq participants compte justement un concepteur de jeux vidéo, une créatrice de mode, des photographes et des designers graphiques. Ils sont venus ajouter une nouvelle corde à leur arc, des aptitudes qui, espèrent-ils, les aideront dans leur travail.
Martine, designer dans une grande chaîne de mode québécoise, a choisi de reproduire un motif de sa conception sur des tissus de différentes couleurs et textures.
Pour elle, comprendre la fabrication des imprimés sur textile apportera une plus-value à ses designs. « Même si ce n’est pas mon département qui les produit, c’est toujours utile de savoir comment ils sont faits lorsqu’on en conçoit pour des collections », assure la créatrice.
Palper le réel
« Vers la trentaine, les gens cherchent à se reconnecter avec la création matérielle, avance Iris Sautier. On est tellement absorbés par nos écrans et nos clics tous les jours ! Ça peut faire du bien de sortir parfois de cette dictature technologique. »
L’artiste, elle-même trentenaire, observe qu’au début, les participants conçoivent mal que la création « dans le vrai monde » ne soit pas toujours fidèle à ce que nous ont appris des logiciels comme PhotoShop ou InDesign.
« Ils arrivent ici avec l’image qu’ils souhaitent recréer à l’encre, et lorsque la couleur n’est pas tout à fait la même que sur leur écran, ils capotent ! ricane la jeune propriétaire. Alors que c’est plutôt l’encre qui devrait être la référence, non ? Elle est là, la réalité, pas dans nos ordis ! »
Son propre imprimé
Prendre un cours de sérigraphie de six heures, c’est en passer la majorité debout, à répéter un mouvement jusqu’alors inconnu de notre corps, à appuyer bien fort pour que l’encre pénètre les soies de façon uniforme. C’est physique. « Après une journée, tout le monde est brûlé ! », s’exclame l’artiste.
En matinée, les étudiants apprennent les rudiments théoriques de cette presque-science, puis le procédé photochimique permettant d’étendre l’émulsion sur les soies, qui produira les pochoirs.
Ce n’est qu’après le dîner que commence l’impression, et elle se prolonge jusqu’à 18 h.
Cette expérience représente une petite mise en perspective pour certains clients, selon Iris Sautier. « Lorsque les gens passent quatre heures d’affilée à glisser le squeegee sur une soie, ils ont les épaules et les bras en compote, dit-elle. Ça incite quelques personnes à réfléchir à leurs habitudes de consommation. »
Elle prend pour exemple l’achat d’un t-shirt imprimé. « Si ce vêtement ne coûte que 20 $ et compte cinq couleurs, c’est qu’il y a quelqu’un, quelque part, qui n’a pas été payé cher pour le produire ! », explique-t-elle.
L’impression de chaque couleur est une étape différente, et entre chacune, il faut sécher, positionner, appliquer de nouveau.
Il faut aussi compter sur la satisfaction de porter son propre imprimé. « Un t-shirt que tu as fait toi-même, avec ton temps, ta sueur, chaque fois que tu vas le porter, ce sera avec fierté », dit-elle.
Le cours est fini et les étudiants autant que le professeur semblent terminer un marathon. Tous montrent leurs créations de la journée. Certains parlent d’en offrir des copies en cadeau, d’autres de les vendre pour faire un peu de sous. L’aplat de couleur, riche et percutant, a un effet addictif et fascinant. « En plus, en venant ici, pas besoin du gym ! », lance Iris à la blague.