Les dessous du Lady Sherbrooke

Elle alliait puissance et élégance. Lady Sherbrooke, un des premiers bateaux à vapeur du fleuve Saint-Laurent, révèle ses trésors archéologiques dans l’exposition que lui consacre le Château Dufresne.
C’est un peu le Titanic du Québec. Le Lady Sherbrooke – nommé en l’honneur de l’épouse de sir John Coape Sherbrooke, gouverneur en chef de l’Amérique du Nord britannique de l’époque – faisait la navette entre Montréal et la capitale, de 1817 à 1826, pour le plus grand bonheur de la bourgeoisie grandissante et des marchands avides de nouveaux marchés, alors que les transports balbutient. Près de deux siècles plus tard, les fouilles de l’épave, retrouvée près des Îles-de-Boucherville en 1983, ont ouvert la voie à l’archéologie subaquatique du Québec.
« C’était la Rolls-Royce du bateau à vapeur à l’époque, raconte Jean Belisle, professeur retraité de l’Université Concordia et codirecteur des fouilles menées pendant près de 10 ans dans l’épave, à partir de 1983. C’était le plus puissant du Saint-Laurent et l’un des plus gros en Amérique du Nord. »
Le quatrième vapeur de la St. Lawrence Steamboat Company de l’industriel John Molson était alors à la fine pointe. Fasciné par les innovations technologiques, M. Molson avait commandé le « moteur » du Lady Sherbrooke en 1816 à James Watt, inventeur de la machine à vapeur, rencontré six ans plus tôt en Grande-Bretagne. L’ingénieur montréalais Isaac a dessiné le bateau. Son assemblage a été réalisé à Montréal.
L’embarcation était réputée pour sa puissance, mais aussi pour son architecture et son aménagement intérieur luxueux. Elle offrait des cabines élégantes - séparant hommes et femmes - pour un nombre restreint de passagers bien nantis. « On les a retrouvées et on a été capables de les reconstituer », raconte l’archéologue. Mais plusieurs centaines de personnes pouvaient y voyager en seconde et troisième classe.
Une épave riche d’histoire
De la douzaine de bateaux ayant navigué les eaux du fleuve, du lac Champlain et des rivières Richelieu et Hudson, seuls l’impressionnante épave du Lady Sherbrooke, ainsi que des éléments du Vermont et la coque du Phoenix dans le fond du lac Champlain, ont été retrouvés. Ils permettent de raconter l’histoire de la première génération de bateaux à vapeur, qui a révolutionné le monde des transports.
« [Celle-ci] a non seulement changé la façon de voyager et de concevoir les distances, mais cela a aussi favorisé le commerce et l’immigration au pays », souligne M. Belisle. Les livres de bord des bateaux de la flotte Molson, conservés par la famille, lèvent également le voile sur l’histoire économique et sociale de l’époque.
Jean Belisle et feu son collègue André Lépine ont lancé leurs recherches en 1982. Ils ont mis une année à localiser l’épave, bien préservée sous trois mètres de boue, puis cinq autres à l’identifier, grâce aux plans du moteur des archives de la firme britannique Boulton and Watt.
« La visibilité était tellement mauvaise au fond du fleuve qu’on ne voyait pas plus que deux pieds carrés à la fois », rapporte l’archéologue. L’équipe a donc créé une maquette pour visualiser l’ensemble en trois dimensions.
Des artefacts exposés
Pour marquer les 30 ans du début des fouilles archéologiques, l’exposition Enquête sur le Lady Sherbrooke donne un aperçu des trouvailles des deux archéologues, jusqu’au 31 mars. On y retrouve la maquette ainsi que divers artefacts témoignant de la vie à bord : outils, assiettes, clous, jeux, morceaux de bois - dont l’analyse de la peinture a permis d’identifier neuf couleurs différentes coïncidant avec ses neuf saisons de vie.
Les recherches auront aussi révélé une mine de connaissances sur la navigation à vapeur - sur sa mécanique, son architecture, mais aussi sur la vie à bord. Un exemple ? L’imposante machine s’assoyait directement sur la structure du bateau, exerçant une pression énorme. Ce qui explique que le « moteur » ait survécu à la coque du Lady Sherbrooke, abandonnée en 1826, alors que sa puissante machine a été transférée sur un autre bateau.
« Les fouilles, c’est bien, mais il faut aussi diffuser l’information ; la synthèse réelle n’a pas été réalisée », indique le professeur retraité, qui a formé plusieurs cohortes d’étudiants sur ce chantier sous-marin unique au Québec. Près de 20 ans après la clôture du chantier archéologique, l’heure est à donc à dévoiler ces trésors historiques au grand public.
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Le plus puissant bateau du Saint-Laurent
Jusqu’à 800 passagers pouvaient faire le voyage de Montréal à Québec.
Durée du parcours : 15 heures
Poids de son moteur, d’une puissance de 60 chevaux-vapeur, qui exerçait une pression énorme sur la structure du bateau : 70 tonnes
Vitesse de croisière, grâce à ses roues à aubes mesurant six mètres de diamètre : 20 km/heure ou 10,79 nœuds
6000 heures passées sous l’eau par les plongeurs de 1982 à 1993
John Molson
On le connaît surtout pour la brasserie qui porte aujourd’hui son nom, fondée en 1786 au pied du courant Sainte-Marie. Mais John Molson fut bien plus qu’un simple brasseur de bière. Le plus important industriel du début du XVIIIe siècle a largement contribué au développement de Montréal. Débarqué d’Angleterre en 1782, il devient armateur, mais fait aussi construire un hôtel, le Mansion House, puis participe à la création de la Banque de Montréal et de l’Hôpital Général de Montréal. Il finance également le premier chemin de fer canadien. « C’était une économie intégrée. Il avait une approche très contemporaine de la business en diversifiant ses opérations », dit Jean Belisle, archéologue qui a fouillé l’épave du Lady Sherbrooke grâce au soutien privé de la famille Molson.
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Ce texte a été modifié après publication